Je vous donne à lire quelques extraits... J'ai fui, vaillamment, les passages les plus morbides. Souviens-toi, ô lecteur, ô lectrice, que le père dit à son fils: «Rappelle-toi que les choses que tu te mets dans la tête y sont pour toujours». En fait, sur les 256 pages... il fallait bien choisir.
«Quand il se réveillait dans les bois dans l'obscurité et le froid de la nuit il tendait la main pour toucher l'enfant qui dormait à son côté. Les nuits obscures au-delà de l'obscur et les jours chaque jour plus gris que celui d'avant. Comme l'assaut d'on ne sait quel glaucome froid assombrissant le monde sous sa taie. A chaque précieuse respiration sa main se soulevait et retombait doucement. Il repoussa la bâche en plastique et se souleva dans les vêtements et les couvertures empuantis et regarda vers l'est en quête d'une lumière mais il n'y en avait pas. Dans le rêve dont il venait de s'éveiller [...]
A la première lueur grise il se leva et laissa le petit dormir et alla sur la route et s'accroupit, scrutant le pays vers le sud. Nu, silencieux, impie. Il pensait qu'on devait être en octobre mais il n'en était pas certain. Il y avait des années qu'il ne tenait plus de calendrier. Ils allaient vers le sud. Il n'y aurait pas moyen de survivre un autre hiver par ici. Quand il fit assez clair pour se servir des jumelles il inspecta la vallée au-dessous. [...]
Puis il resta simplement assis avec les jumelles à regarder le jour gris cendre se figer sur les terres alentour. Il ne savait qu'une chose, que l'enfant était son garant. Il dit: S'il n'est pas la parole de Dieu, Dieu n'a jamais parlé.[...]
Il regardait le petit et regardait au loin entre les arbres vers la route. Ce n'était pas un endroit sûr. On pourrait les voir depuis la route maintenant qu'il faisait jour. Le petit se tourna dans les couvertures. Puis il ouvrit les yeux. Salut, Papa, dit-il. [...]
La route était déserte. En bas dans la petite vallée l'immobile serpent gris d'une rivière. Inerte et exactement dessiné. Le long de la rive un amoncellement de roseaux morts. Ça va? dit-il. Le petit opina de la tête. Puis ils repartirent le long du macadam dans la lumière couleur métal de fusil, pataugeant dans la cendre, chacun tout l'univers de l'autre.
Ils franchirent la rivière sur un vieux pont en béton et quelques kilomètres plus loin ils arrivèrent devant une station-service au bord de la route. Ils firent halte pour l'examiner. Je crois qu'on devrait aller voir, dit l'homme. Y jeter un coup d'œil. L'herbe guéable tombait en poussière sous leurs pieds. Ils traversèrent l'aire de stationnement à l'asphalte défoncé et trouvèrent la citerne des pompes. (...) Il traversa la pièce et se planta devant le bureau. Puis il souleva le combiné du téléphone et composa le numéro qui avait été le numéro de son père en des temps très anciens. Le petit l'observait. Tu fais quoi? dit-il.
Trois ou quatre cents mètres plus loin sur la route il s'arrêta et regarda par-dessus son épaule. On ne réfléchit jamais assez, dit-il. Il faut qu'on fasse demi-tour. (...) Une fois dans l'aire de service il traîna dehors le fût en acier et le renversa et sortit toutes les bouteilles d'huile en plastique d'un litre. (...) De l'huile pour leur misérable petite lampe, de quoi éclairer les longs crépuscules gris, les longues aubes grises. Tu vas pouvoir me lire une histoire, dit le petit. Hein, Papa? Oui, dit-il. Bien sûr. [...]
Il sortit les jumelles du caddie et resta sur la route à scruter la plaine là où la forme d'une ville apparaissait dans la grisaille comme une esquisse au charbon de bois tracée sur les terres dévastées. Rien à voir. Aucune fumée. Je peux regarder? dit le petit. Oui. Bien sûr. S'appuyant contre le caddie, le petit ajusta la molette. Qu'est-ce que tu vois? dit l'homme. Rien. Le petit abaissa les jumelles. Il pleut. Oui, dit l'homme. Je sais. [...]
Il avait apporté le livre du petit mais le petit était trop fatigué pour lire. On peut laisser la lampe allumée jusqu'à ce que je m'endorme? dit-il. Oui. Bien sûr.
Il mit longtemps à s'endormir. Au bout d'un moment il se tourna et regarda l'homme. Dans la faible lueur son visage marqué des stries noires de la pluie pareil au visage d'un comédien du monde anti- que. Je peux te demander quelque chose? dit-il.
Oui. Évidemment.
Est-ce qu'on va mourir?
Un jour. Pas maintenant.
Et on va toujours vers le sud.
Oui.
Pour avoir chaud. Oui.
D'accord
D'accord pour quoi?
Pour rien. Juste d'accord.
Dors maintenant.
D’accord
Je vais souffler la lampe. D'accord?
Oui. D'accord.
Et plus tard dans l'obscurité: Je peux te demander quelque chose?
Oui. Evidemment
Tu ferais quoi si je mourais?
Si tu mourais je voudrais mourir aussi.
Pour pouvoir être avec moi?
Oui. Pour pouvoir être avec toi
D'accord. [...]
Il s'était réveillé avant l'aube et regardait poindre le jour gris. Lent et presque opaque. Il se leva pendant que le petit dormait et il mit ses chaussures et enveloppé dans sa couverture il partit entre les arbres. Il descendit dans une anfractuosité de la paroi rocheuse et là il s'accroupit et se mit à tousser et il toussa pendant un long moment. Puis il resta agenouillé dans les cendres. Il leva son visage vers le jour pâlissant. Il chuchota: Es-tu là? Vais-je te voir enfin? As-tu un cou que je puisse t'étrangler? As-tu un cœur? Maudit sois-tu pour l'éternité as-tu une âme? Oh Dieu, chuchotait-il. Oh Dieu. [...]
L'homme tira l'enfant contre lui. Rappelle-toi que les choses que tu te mets dans la tête y sont pour toujours, dit-il. Il faudra peut-être que t'y penses
Il y a des choses qu'on oublie, non?
Oui. On oublie ce qu'on a besoin de se rappeler et on se souvient de ce qu'il faut oublier. [...]»
La Route de Cormac McCarthy a été publié aux Éditions de l'Olivier.