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mercredi 12 janvier 2011

Extraits. La constellation du lynx- Louis Hamelin, Éditions du Boréal

En complément à mon blogue publié récemment sur Littéranaute, je vous invite à lire des extraits tirés du livre de Louis Hamelin. Une histoire, un triller -devrais-je dire- à vous couper le souffle; des dialogues qui sonnent vrais; des personnages crédibles; une écriture vive et poétique. Un bonheur de lecture! Quoi de mieux pour commencer l'année 2011...

Extraits. La constellation du lynx- Louis Hamelin, Éditions du Boréal
En exergue
Pour eux aussi l’histoire n’était que contes pareils à
ceux qu’on a trop entendus.
Joyce, Ulysse

Des agents infiltrent sans cesse le camp adverse et
le discréditent par excès de zèle; plus exactement,
les agents savent rarement pour quel camp ils travaillent.
Burroughs, Lettres

Les personnages
Les terroristes
Cellule Rébellion
Lancelot
Corbeau
Justin Francoeur
Élise Francoeur
François Langlais, alias Pierre Chevrier
Nick Mansell
Cellule Chevalier
Jean-Paul Lafleur
René Lafleur
Richard Godefroid
Benoit Desrosiers
La délégation étrangère
Francis Braffort (Paris)
Luc Goupil (Londres)
Raymond Brossard, alias Zadig } (Alger)
Daniel Prince, alias Madwar

Les littéraires
Chevalier Branlequeue, éditeur, poète, prof de littérature
Samuel Nihilo, tâcheron de la plume
Marie-Québec Brisebois, femme de théâtre
Frédéric Falardeau, chercheur

Et les autres
Général Jean-B. Bédard, chef militaire
Marie-France Bellechasse, étudiante
Bobby, agent de la CATS (Combined Anti-Terrorist Squad)
Raoul Bonnard, artiste de variétés
Maître Mario Brien, avocat des terroristes
Jacques «Coco» Cardinal, militant indépendantiste
Madame Corps, ex-femme de Coco
Marcel Duquet, militant indépendantiste
Maître Grosleau, procureur de la Couronne
Dick Kimball, Américain tranquille
Colonel Robert Lapierre, conseiller politique, éminence grise, etc.
Paul Lavoie, otage
Claude Leclerc, capitaine de police
Jean-Claude Marcel, député d’arrière-ban, ami de Paul Lavoie
Miles «Machine Gun» Martinek, sergent-détective de l’escouade
de sécurité (Sûreté du Québec)
Gilbert Massicotte, lieutenant-détective à la CATS
Rénald Massicotte, livreur de poulet chez Baby Barbecue
Bernard Saint-Laurent, sympathisant du FLQ
Giuseppe Scarpino Luigi Temperio } hommes d’affaires
John Travers, otage
Albert Vézina, premier ministre du Québec

La chronologie
[] 5 octobre 1970: Enlèvement du délégué commercial de Grande-Bretagne, John Travers, par le Front de libération du Québec.
[] 10 octobre: Enlèvement du numéro deux du gouvernement québécois.
[] 15 octobre: La Force mobile de l’armée canadienne intervient au Québec.
[] 16 octobre: Proclamation de la Loi sur les mesures de guerre par le gouvernement central du Canada; suspension des libertés civiles; près de 500 citoyens détenus sans mandat…
[] 17 octobre: Le corps du numéro deux est retrouvé dans le coffre d’une voiture.

La table des matières
Chapitre 1: Une histoire de poulets...... 15
Chapitre 2: La constellation du Lynx.. 167
Chapitre 3: Zopilote........................... 365
Note de l’auteur................................ 593

Les extraits
L'Avenir (Québec), été 1975
Je m'appelle Marcel Duquet et je vais mourir dans environ cinq minutes. Le ciel est bleu, le soleil brille, les corneilles ressemblent à des voilettes de bonnes sœurs qui partent au vent et j'aime bien le grondement du tracteur, la manière dont il me remplit les oreilles pendant qu'un autre rang de foin se couche sous la faux. J'ai quarante-deux ans, un rond chauve au sommet du crâne et il fait si chaud que j'ai l'impression d'être un de ces prisonniers que les Indiens scalpaient et pendaient par les pieds au-dessus d'un lit de braises jusqu'à ce que leur cerveau se mette à bouillir. Le foulard noué autour de ma tonsure est d'un rouge plus vif que la peinture du Massey Ferguson, il doit faire une tache bien visible contre le vert de l'érablière et le bleu du ciel pendant que je me revire au bout du champ.

Maintenant que je fauche en descendant, je l'aperçois tout d'un coup qui marche au milieu des foins coupés. Le gros Coco. L'impression que mon cœur juste là s'arrête de battre. Puis, ça repart: pensées, la salive dans ma bouche, une famille de corneilles. D'une certaine manière, je sais déjà ce qu'il me veut. Je regarde autour de moi, rien que le champ délimité par le vieux perchis de cèdre, le bois de trembles et de sapins, puis l'érablière, plus haut la couche épaisse de bleu, la rivière invisible, au bout de la terre. Devant, au gros soleil, il y a Coco Cardinal qui s'avance dans le champ, tout rouge, la face en sueur, trop gros, penché, les mains qui battent l'air, le souffle court. J'ai mis pied à terre et laissé tourner le moteur du tracteur. Je marche vers Cardinal, qui s'est arrêté un peu plus loin et qui grimace à cause du soleil, de la trop forte lumière, qui m'attend. Le temps de franchir la distance qui me sépare de lui, je torche les rigoles de sueur brûlante sur mes paupières et mon front. Je laisse un espace de trois pas entre nous. J'avale ma salive. J'arrive à sourire.

-= Eh, Coco. Ça fait longtemps...
Il hausse les épaules. Il sue comme un cochon, tout dépoitraillé dans sa chemise d'été trempée aux aisselles. Il pompe l'huile, les poumons lui sortent par le nez. Ses yeux rouges comme des fourmis veulent lui décoller de la tête. Juste avant qu'il ouvre la bouche, un poing noir se referme sur mes tripes.

-=  Pis, mon Marcel? T'étais pas bien en prison? J'espère qu'ils ont pris un manche à balai pour t'enculer...
Il se trouve drôle. Il ricane, Coco. Je jette un nouveau coup d'œil aux alentours, sur le beau foin debout, c'est plus fort que moi. Personne en vue. Mon cœur cogne dur, mais je l'entends à peine. J'ai de la misère à bouger. Mais comme je l'ai dit, j'arrive à sourire.

-= Passé à travers, comme tu vois...
Il renifle un coup, deux coups, il n'arrête pas, des tics plein la figure. Encore cette saloperie. Pendant qu'il renifle, on dirait qu'il réfléchit. Je me demande si je n'aurais pas dû en profiter. Prendre les devants, lui sauter à la gorge, qu'on en finisse, d'une manière ou d'une autre. J'ai laissé passer ma chance.

-= J'en connais qui disent que tu parles trop. Que depuis que t'es sorti, t'es devenu une vraie pie...
J'essaie d'avaler, rien à faire. Il crache par terre.

 -= Une maudite pie!
Il n'a pas sa voix normale. Je fais un geste comme pour protester, mais mon bras a l'air de peser une tonne. Le sien, c'est le contraire: il bouge avec la rapidité d'un cobra et il y a main- tenant un revolver accroché au bout. Je sens un rond de métal froid se poser sur mon front, qui suce tout ce que j'ai à l'intérieur. Mon cerveau qui fond comme un glaçon, rond, front. Rien d'autre.

-= L'autre chose, mon chien, c'est que tu m'as volé ma femme...
J'essaie de dire non, mais je réussis seulement à secouer la tête, mais pas trop, à cause du froid du métal sur ma peau, toujours là, et qui fait que tout ce qui m'arrive se passe maintenant très loin de moi, de ma tête qui retombe, qui part tout doucement vers l'avant et le rond noir qui me rentre dedans plus dur et profond, au milieu du front, dans ma peau labourée par le soleil. L'excitation de sa grosse voix sale.

 -= À genoux, Duquet! Envoye, à genoux devant moi! Et je te le dirai pas deux fois...
Je me laisse tomber et c'est comme un soulagement, je commence à dire pardon, je veux le dire, les yeux levés, à travers cette vallée de larmes, vers le canon qui creuse son trou dans le silence, ce point aveugle du champ, noir de lumière oubli, de soleil terre chaude. Les foins debout et ceux couchés par la faucheuse. Le grand éblouissement.
Sous la roue arrière du tracteur, le crâne fait entendre un bref craquement de noix de coco fendue, suivi d'un écœurant gargouillis d'os broyés et de matières en bouillie. Cardinal remet l'engin au neutre, puis saute à terre et, comme fou, la respiration hachée, s'empare des jambes qu'un ultime spasme agite, un interminable frémissement. Il tremble de tous ses membres tandis qu'il s'efforce d'ajuster le pied gauche à la pédale de frein.

Une fois son œuvre accomplie, il s'éloigne de quelques pas, se retourne, presque calmé, les jambes en coton comme après avoir baisé. Et maintenant, il examine d'un œil critique la composition du tableau. Coco ferme les yeux, se masse les paupières, les rouvre, nouveau coup d'œil. Il hoche la tête, du beau travail, respire à fond. Tire un sachet en plastique de sa poche de chemise et un tronçon de paille biseauté et s'envoie une bruyante reniflette à même le contenant.

Puis, il tourne le dos à la scène et contemple un instant le panorama de champs cultivés, de boisés de ferme, de granges peintes dans des tons de rouge qui vont du framboise au sang séché et de silos étincelants, qui s’étend à ses pieds et jusqu’à l’horizon.Derrière lui, le moteur du tracteur continue de tourner. Un dernier coup d’oeil et pas question de traîner dans le coin. Il décide de regagner le chemin de rang à couvert, par le champ voisin, en suivant, invisible de la route, cette rangée d’ormes et d’aubépines, de pommiers sauvages. Il arrive devant la clôture de cèdre, qu’il enjambe, et tandis qu’il s’écartèle pesamment au-dessus des piquets noueux sculptés par les intempéries, de la couleur du granit appalachien, il songe à l’expression clôture de lisses. C’est ainsi qu’on appelle les perchis de cèdre dans la Baie-des-Chaleurs. Langage maritime. Et les bateaux, Coco, il aime bien.

Villebois, nord du 49e parallèle, l’hiver 1951
La cabane est bâtie en rondins non équarris et calfeutrée avec de la sphaigne sèche. Murs gris sombre qui tranchent sur la neige, dans l’air glacé une odeur de fumée de bois, de résineux et de graisse animale rancie. La cheminée, un tuyau de tôle auquel est accroché un plumeau d’une blancheur éthérée et crasseuse.Un panache de caribou est cloué en haut de la porte. Aux murs, des peaux de castors, côté chair exposé, tendues dans des cadres faits de baguettes de bouleau. C’est un des tout premiers souvenirs de Godefroid.

Le lac. La cabane du trappeur.
Ce pays, c’est celui où les chiens quand on les détache deviennent des loups.Celui des barges qui descendirent la rivière avec les meubles des familles des vieilles paroisses entassés sous des bâches au fil du courant. La rivière Turgeon était large comme huit boulevards, entrecoupée de rapides qui secouaient le chaland comme une vieille guimbarde sur un mauvais chemin de terre. Deux cents kilomètres plus loin, elle rejoint la Harricana, dont les eaux roulent vers le nord. On est dans le bassin versant de la baie d’Hudson, là où la dernière poignée de lots a été octroyée, bien au nord de la voie ferrée. Dans ces forêts noires qui épuisent le ciel et sapent l’horizon. Ce pays où seuls les canots de maître des trafiquants de fourrures étaient passés avant eux, et les tribus éparses des nations de la taïga errant à la recherche des dernières cabanes de castors. À des jours de marche et de pagaie encore des collines de Muskuchii et des vastes marécages où nagent les oies bleues. Personne n’irait s’établir plus loin.

Le père de Godefroid avait été journalier, chômeur, manœuvre, il avait rempli un questionnaire du ministère des Terres et Forêts, reçu 800 belles piastres, une tape dans le dos et une terre noire dans les brûlés à perte de vue du nord de l’Abitibi. À quel moment avait-il craqué? Quand était-il devenu cet homme silencieux et renfrogné, un vaincu? C’est sa femme qui avait sauvé le ménage en acceptant le poste d’institutrice, au village: 700 dollars par année, un toit sur la tête, plus vingt cordes de bois de chauffage. Les chiens jappent, ce jour-là. Dans la neige devant la cabane du trappeur, ils aboient comme fous. Pendant que la mère de Godefroid enseigne sa classe de têtes de pioche, son père rend visite au trappeur dans sa cabane au bord du lac, il apporte une bouteille de Seagram’s, il l’écoute montrer ses secrets. Le X de brindilles placé sous le collet pour forcer le lièvre à sauter droit dedans. Quand tu tires sur des perdrix branchées, commence par celle du bas, pour qu’elle n’effraie pas les autres en tombant. Ce pays est celui où les loups courent au bout de la terre et les chiens, les chiens deviennent fous. Le trappeur doit les écarter à coups de pied pour frayer un chemin au père, jusqu’à la porte, le gamin sur les talons.

-= Qu’est-ce qu’ils ont, tes chiens, aujourd’hui, Bill? 
Et Bill se contente de ricaner. Ses dents de la couleur du tabac. Il regarde le garçon, ensuite le père, et de nouveau le garçon, puis il dit:

-= Viens. Je vais te montrer quelque chose… 
À l’intérieur, des pièges d’acier pendent au bout de leurs chaînes à des clous fichés dans les poutres. Une peau de loutre tannée, lustrée, somptueuse. Une odeur épaisse faite de viande faisandée et d’intestins crevés, de sueur, de laine mouillée, souillée et roussie, de fourrure humide, de fumée de tabac, de thé refroidi, de feu de bois. D’urine aussi et d’autre chose, de plus doux et insidieux, que les hommes sentent tout de suite: la peur. Dehors, les chiens continuent de hurler à la mort. Le trappeur, lentement, se tourne vers le fond de la cabane. Les deux autres, le père et le fils, suivent son regard. En passant la porte, ils ont perçu la présence chaude et obscure, maintenant, ils contemplent l’animal. Sa face de sphinx encadrée de favoris dignes d’un banquier de Dickens, aux oreilles couronnées de touffes de poils hirsutes. Et les yeux, comme deux grands lacs d’ambre qui les avalent. Le lynx est dans l’ombre, assis sur son arrière-train, un collier de chien serré autour d’une patte et relié à la chaîne d’une laisse solidement fixée à une poutre du campe. À l’affût du moindre mouvement, il fixe les trois humains avec une intensité dévorante. Bouche bée, le père se tourne vers le trappeur, qui garde ses yeux plongés dans ceux du gros chat.

-=  Veux-tu l’avoir? demande Bill au bout d’un moment.

-= Es-tu fou?
Le coureur de bois allonge le bras, attrape une bouteille de brandy sur une planche servant d’étagère, dévisse le bouchon et avale une rasade. Il tend la bouteille au père, qui préfère passer son tour. Puis, il regarde le gamin. Il lui sourit, un rictus de tous ses chicots.

-= Ça goûte le poulah…, dit-il.
L’enfant détourne les yeux et ne répond rien. Il regarde le lynx.

-= Il veut pas être mon ami, dit Bill en hochant la tête.

-= Qui ça? demande le père.

-= Lui, là, répond Bill. Il montre le lynx.
Puis, nouveau coup de brandy. Les huskies dehors aboient, aboient, ils aboient à mort. Le trappeur boit sec, une nouvelle gorgée. Puis il refile la bouteille au père de Godefroid, qui, cette fois, l’accepte sans un mot.

Ensuite, Bill farfouille dans un coin, un coffre, trappes, couteaux, le bric-à-brac quotidien. Ils le voient maintenant enfiler des gants, de longs gants de protection qui lui vont au coude, taillés dans une étoffe épaisse, comme renforcée, en prenant bien son temps. On dirait des gants de soudeur. Lorsqu’il s’approche du lynx, celui-ci s’écrase au sol et recule sans le quitter des yeux vers le coin le plus éloigné qu’il peut atteindre puis, rendu au bout de la chaîne, il se ramasse sur lui même, les oreilles couchées, les yeux emplis d’une terreur meurtrière. Sans montrer aucune crainte, l’homme vient lentement s’accroupir devant lui. Un sifflement continu, doublé d’un grondement sourd et plaintif de matou s’échappe maintenant de la gueule et des entrailles de l’animal et emplit toute la cabane. Le masque de la bête s’écarquille, déformé par une tension extraordinaire pendant que l’humain et lui s’observent, sans bouger. Puis le premier d’un geste brusque empoigne à deux mains le cou du félin et en serrant le soulève peu à peu de terre. Les grosses pattes rondes labourent toutes griffes dehors les gants qui repoussent le chat, le tiennent à distance, à bout de bras. L’homme sans cesser de serrer et de raffermir sa prise se remet alors debout, on entend un drôle de gargouillis, deux tueurs enlacés, en une danse quasi immobile. Au cours de l’éternité qui suit, le père et l’enfant stupéfaits voient, dans le clair-obscur de la cabane, le loup-cervier passer progressivement de la lutte aux spasmes, ils peuvent suivre l’évolution du trépas sur sa figure énigmatique, la grimace figée, jusqu’à l’ultime trémulation qui secoue l’animal tout entier. Les jambes molles, complètement vidé, le trappeur tombé à genoux repose le fauve et l’allonge sur le plancher en terre battue devant lui. On l’entend haleter tandis qu’il retire ses gants, saisit tout doucement, ensuite, une des énormes pattes, fait jouer les muscles encore brûlants, sous la fourrure, les articulations comme d’une poupée, puis les mains s’égarent un instant dans les longs poils soyeux, en un geste d’une tendresse inouïe.»

}{

Autres livres de Louis Hamelin, un écrivain chevronné.
} La Rage, roman, Québec/Amérique, 1989; Boréal, coll. «Boréal compact», 2010.
} Ces spectres agités, roman, XYZ, 1991; Boréal, coll. «Boréal compact», 2010.
} Cowboy, roman, XYZ, 1992; Boréal, coll. «Boréal compact», 2009.
} Betsi Larousse ou l’ineffable eccéité de la loutre, roman, XYZ, 1994; Boréal, coll.
 «Boréal compact», 2009.
} Les Étranges et Édifiantes Aventures d’un oniromane, feuilleton, L’Instant même, 1994.
} Le Soleil des gouffres, roman, Boréal, 1996.
} Le Voyage en pot. Chroniques 1998-1999, Boréal, coll. «Papiers collés», 1999.
} Le Joueur de flûte, roman, Boréal, 2001; coll. «Boréal compact», 2006.
} Sauvages, nouvelles, Boréal, 2006.
} L’Humain isolé, essai, éditions Trois-Pistoles, 2006.

À noter: Le souci de l'environnement. Lisez cette page que vous ne lisez... pas toujours; peut-être même, jamais...
« mise en pages et typographie: les Éditions du boréal
achevé d’imprimer le septembre 2010 sur les presses de transcontinental Gagné à Louiseville (Québec).
Ce livre a été imprimé sur du papier 100% postconsommation, traité sans chlore, certifié ÉcoLogo et fabriqué dans une usine fonctionnant au biogaz.»

Résolution de l'année 2011
Je lirai, tu liras, il ou elle lira, nous lirons, vous lirez, ils liront
des livres durables, des livres à relire

Bonne lecture!

mercredi 15 décembre 2010

Jack Kerouac Blues - Jean-Noël Pontbriand / Extraits. Poésie

Juste pour vous, et en complément à mon message publié sur Littéranaute, le 16 décembre 2010, voici des extraits du livre de poésie Jack Kerouac Blues de Jean-Noël Pontbriand, publié aux Écrits des forges, l'éditeur de poésie.

On lit sur la quatrième de couverture:
Le présent ouvrage est son neuvième livre de poésie; il nous propose deux lettres-poèmes, l’une tentant de retrouver la parole tue de la mère, l’autre prenant Jack Kérouac à témoin d’un cheminement en poésie.
«Je suis plus seul que moi-même
et plus ombre que ma chair
le lointain m’arrive par une lettre que tu n’as pas
écrite mais qui bouge en ma voix
et dont je me souviens»

«Tu criais dans ton délire Jack
nventais des personnages à ta mesure
confondais le présent avec des bribes de souvenirs
l’échec d’un Québec perdu sans frontières»
Jean-Noël Pontbriand

Bref rappel
Jack Kerouac se présente comme un américano-canadien-français. Mais aussi comme un démocrato-cornoualo-bretono-aristo-iroquo. Il évoque ainsi, en condensé, sa généalogie. et sa multiple identité.
Mère, Gabrielle Lévesque, généreuse, aimante et protectrice, et compréhensive, espèrera, sans cesse, le retour de son Ti-Jean; elle l’accueillera à bras ouverts, et le soutiendra indéfectiblement. Il existait une grande complicité entre elle et Jack, qui exaspérait le père. Elle était une Canadienne française, Iroquoise, née au Québec, qui émigra avec mari et enfants aux États -comme on disait dans le temps.
Jack sera toujours fier de sa mère de sang mêlé qu’il appelle mémère –ce qui est bien canadien-français- avec une tendresse infinie.

Extraits
Jack Kerouac Blues de Jean-Noël Pontbriand.


En exergue
What is the thing called love
Cole Porter chanté par Billie Holiday
Des extraits de la lettre-poème

«En ce temps-là se confondait avec la douceur des astres
chaque étoile oubliée scintillait au fond du puits
Jack Kerouac cherchait son nom sur les routes poudreuses de l’Amérique
le Québec se mourait comme un soleil dans la neige
entre les ruines d’un vaisseau d’or et les ardeurs de l’hiver

l’Amérique flottait au-dessus de nos peurs
les fortunes s’accumulaient au fond des banques et des rêves
New-York était un dinosaure qui s’éveillant
rumeur des banquises et le cri des goélands au-dessus de Manhattan
avec Louis Armstrong éclaté dans une trompette
Billie Holiday courant aux enfers
avec sa voix usée et son en friche
pendant que tu mijotais dans le fons de Lowell Jack comme la bière
avec l’ombre de la mère posée sur tes épaules avec un peu de foklore aux lèvres
et le pied marin pour tout ce qui s’appelle route dont tu rêvais

and somewhere Québec was dying a sun in the snow
[…]

vieux Jack usé comme la misère et confus comme un enfant
ayant perdu la clef la porte le cadenas d’un pays chauve… d’ancêtres et d’histoire
tu ramassais les mots qui tombaient des tables d’Amérique
harcelant la mère comme un amant qui ne sait pas comment s’y prendre
plus perdu que la terre dans l’immensité du cosmos
plus fragile que le verglas plus nu que l’ozone

tous les mots que tu prononçais Jack étaient une plaie qui refuse
de guérir
un aveu qu’on ose avouer
maybe I’m just a Quebebecker who has forgotten his name

pauvre Jack orphelin de langue et de pays
exilé en toi-même avec la mer comme port d’attache et d’aventure
comme fascination
tu courais d’un désert à l’autre
jamais repu jamais rempli malgré le déluge de la bière

tu ne voyais pas venir le jour au fon de ton ivresse
tu n’attendais que l’appel de la route et le sourire de toutes les femmes
tristes comme Billie qui coursait de Chicago à New)york
plus rapide que les camions de la prohibition
plus explosive et tellement belle dans l’auréole de son sourire
que tu ne savais quoi dire Jack

[…]

mais je m'égare encore Jack
je m’éloigne de Lowell de Billie de Louis Armstrong
de Charlie Parker illuminant son saxophone jusqu’à l’épuisement de l’horreur
et de Coltrane mouran d’un trop grand amour
comme le Québec quelque part et comme nous tous
réduisant la marge qui nous sépare de nous-mêmes et l’océan qui nous éloigne de l’éternité
[…]

Vers la fin…
[…]
il n’y a que la démesure qui nous aille comme un gant
et nous sommes comme nous sommes
sans mesure et sans frontière comme le cosmos en expansion
la conscience en évolution jusqu’à elle-même
avec Teilhard en extase comme Cendras le jour de Pâques
chacun sillonnant le monde
auscultant le pouls de la terre la cadence du cœur
et la mesure de l’esprit qui est d’être sans mesure
[…]
nos rêves sont tellement étroits
nos projets ont tant de complaisance pour le malheur
à peine si nous osons lever les yeux

en ce temps-là Jack

le temps des derniers mots
le sommet nu de la dernière ivresse
l’espace infini du cri de la naissance
l’univers éternel qui flotte sur la contingence

nous sommes la contingence même
avec nos attentes portées jusqu’au dernier espace
après la dernière route

nous sommes cet éclatant soleil qui inonde l’univers et pourchasse l’éternité
mais personne n’ose se l’avouer
chacun se contente de ce qu’on attend de lui
chacun rêve de Billie mais personne ne se met en route pour la rencontrer
chacun l’attend en buvant de la bière pour se donner
de l’appérit fumant de l’herbe pour chasser les soucis qui naissent
comme si nous n’étions que des cafards traînant leur ennui dans les coins sombres
et non des dieux sur qui repose le sort du monde
[…]»

Je ne vous ai donné ici qu'un bref aperçu de la lettre-poème. Pour saisir la portée, l'ampleur et la profondeur de la lettre-poème, il est impérieux de la lire au complet.

Offrez-vous ou offrez ce livre: c'est un ravissement!

Pour terminer, écoutons Jack Kerouac jazzer un extrait de On the Road.


À bientôt! Portez-vous bien!

vendredi 4 décembre 2009

Démocrite dans sa cabane / Extraits - Le Recours aux forêts - Michel Onfray

Tel Démocrite dans sa cabane, Michel Onfray s'est replié dans dans son jardin de l'Orne. «Il y veille, dit Jérôme Garcin, à la bonne santé de ses fleurs et sur un être très cher en mauvaise santé.» Avant de présenter des extraits de «Le Recours aux forêts», disons un mot sur le sens de ce titre du livre afin de mieux saisir la portée du propos. Le dernier livre de Michel Onfray s'inspire d'une lointaine tradition islandaise aussi bien que de la pensée de Démocrite. Michel Onfray, qui descend de lointains Onfroi danois et conquérants, écrit:

Côté pile, Le Recours aux forêts renvoie à l’Islande et à une tradition juridique médiévale... Côté face, il s’enracine dans la terre normande du jardin de ma maison, dans mon village natal, celui de ma famille enracinée dans cet humus depuis dix siècles. Parfum de terre généalogique non loin du cercle polaire et odeur de glèbe génésique dont je viens et vers laquelle je me dirige pour m’y fondre un jour avant dispersion dans le cosmos bruissant de poussières mortes. Mélange de fragrances telluriques à l’intersection d’un lignage et d’un destin, au croisement d’un nom propre, je suis cette promesse de poussières mortes.

Dans un texte personnel, bien senti, en harmonie avec sa vie, Michel Onfray évoque «Le recours aux forêts» et «La tentation de Démocrite» dans un magnifique texte en vers libres, écrit pour être dit (au théâtre), mais également pour être lu, par vous et par moi.
Un texte fort où chaque mot vaut son pesant d'or.
Un texte qui résonne au creux de l'oreille.
Un texte en résonance avec le monde d'avant-hier, d'hier, et d'aujourd'hui.

Un texte qui vous touchera... il ne peut laisser personne indifférent. Lisez-le jusqu'au bout... et vous verrez. Notons que les extraits sont une gracieuseté des Éditions Galilée, qu'il faut remercier pour leur générosité*.


Extraits. «Le Recours aux forêts», de Michel Onfray

La mort sent une odeur fade,
Je sens cette odeur fade.
C’est l’heure du recours aux forêts…

J’ai vécu assez pour en savoir assez.
Aux deux tiers de sa vie si l’on ne sait pas
ce que contient le dernier tiers
C’est qu’on n’a rien appris,
Donc qu’on n’apprendra jamais,
Donc qu’on n’apprendra plus.

Je sais les hommes,
Assez même pour pouvoir dire : j’en sais
assez pour haïr les hommes.
Mais je ne parviens pas à haïr.
Trop d’énergie perdue,
Trop d’énergie gâchée.
Pas assez de haine au ventre,
Pas de haine du tout, même.

Je pourrais pleurer comme Héraclite,
Mais je veux réserver les larmes pour ce qui
le mérite.
La folie des hommes ne mérite pas qu’on
pleure.
La mort de ceux qu’on aime, voilà les seules
justifications des larmes.

Je veux bien plutôt rire comme Démocrite
de la folie des hommes
Comme lui, rire
Comme lui, vivre au fond d’une cabane
dans un jardin
Tourner le dos aux hommes,
Sans amertume,
Sans fâcherie,
Sans colère,
Sans haine, bien sûr,
Sans acrimonie,
Sans bile noire.
Je veux simplement en fi nir avec le commerce
de la folie
De la sottise
De la bêtise
De la noirceur des hommes
De leur méchanceté.

Je veux passer le restant de mes jours en
ma compagnie.
seule vraie compagnie:
Celle de soi…
J’ai vu le monde
Sous toutes les latitudes.
C’est une même folie:
Passions de guerre
Et charniers d’épidémies
Brasiers d’incendies
Vols, meurtres et massacres.
Rouge ou séché : du sang partout
Depuis toujours,
Des épées, des lames, du poison, des couteaux
affilés, des dagues
Des cordes pour les potences
Du chanvre pour tous les liens de toutes
les cordes
Des clous pour supplicier.

Avant-hier,
Des crucifiés sur une voie romaine
Des dépecés de la Saint-Barthélemy
Des couteaux chrétiens pour égorger des
cous chrétiens.

Hier,
Des gazés dans des usines à mort polonaises
Des décapités dans les forêts africaines
Des carotides tranchées pour le marxisme
Des fours crématoires pour le nazisme
Des famines pour le communisme
Des viols et des garrots pour le fascisme.

Aujourd’hui,
Des pendus et des lapidés pour le Coran
Des balles ajustées dans la tête pour le
Talmud
On n’écorche plus pour la Bible
Parce qu’on n’en a plus les moyens
Sinon, on écorcherait ce jour comme on a
écorché mille ans…

La bête tue pour manger
Repue, elle ne tue plus
Les hommes ne sont jamais repus
Ils tuent sans relâche
Ils inventent des machines à tuer
Ils raffinent.
Le chien vaut mieux que l’homme…
Diogène avait raison.

Les comètes passent
Les astres tournent
Le cosmos tremble
Les planètes dansent
Mais c’est toujours un même long et interminable
cri.
Les solstices et les équinoxes se remplacent
Mais nul repos, nul répit pour la mort que
les hommes infligent aux hommes.
L’univers baigne dans le sang.
L’éternel retour des hommes
C’est l’éternel retour du mal…

J’ai vu les puissants
Sans jamais manger à leur table.
Ici les riches se gobergent
Là les pauvres meurent de faim
Ici les palais, là les taudis
Ceci expliquant cela.
L’or brille ici, la crasse pue là
Le diamant scintille ici, la tourbe fermente

L’argent triomphe ici, la faim tue là
L’un meurt de trop manger
L’autre meurt faute d’avoir mangé
L’un creuse sa tombe avec ses dents
L’autre vit chaque jour dans un tombeau.
Les puissants volent
Les misérables laissent faire les puissants.

J’ai vu des innocents, des inconscients
Qui, devant leur tombe, au cimetière
Continuent à se mentir à eux-mêmes
Ils jouent avec des osselets
Ils se divertissent d’un rien
Ils se passionnent pour des jeux d’enfants
Ils veulent des honneurs
Ils veulent de l’argent
Ils veulent des richesses
Rien d’autre ne les intéresse.
Ils veulent des décorations
Ils tueraient père et mère pour un ruban
Ils trahiraient l’humanité pour un hochet
Ils vendraient leur âme pour un colifichet.
Vanités et sottises
Friponnerie et filouterie
Un peu de gloire
Une âme damnée pour obtenir la faveur de
leurs contemporains.

Tous nos gouvernants sont des Caligula.
Je n’en ai vu aucun se souciant de ses sujets
De son peuple
Tous trahissent leurs promesses
Tous promettent la lune
Tous se renient
Tous ont tué, tuent ou tueront pour asseoir
leur pouvoir ridicule.
Après avoir tout fait pour parvenir au
trône
Ils font tout pour y rester
Cabinets secrets
Éminences grises
Milices de l’ombre
Tueurs à gages
Cadavres dans le placard
Pendus dans l’arrière-chambre
Égorgés dans les caves
Le prince n’a pas assez de deux mains pour
étouffer…

J’ai vu des philosophes
De loin
Sans jamais partager leurs tables
Car les philosophes me font rire plus encore
que les autres
Mon maître, Lucien de Samosate, a déjà
tout dit
La plupart donnent des leçons
Se voulant maîtres des autres sans être maîtres
d’eux-mêmes !
Rire de tous ceux-là…
Rire avec les rieurs
Rire et rire encore de ce banquet misérable
de philosophes ridicules…

J’ai vu des gens de Dieu
Plutôt gens de diable…
Des vendeurs de ciel se roulant dans les
bouges
Des cardinaux fascistes
Un pape laissant déporter les Juifs sous ses
fenêtres
Des ayatollahs donnant l’ordre de pendre
les femmes adultères
D’arracher la langue des menteurs
De couper la main des voleurs
De vitrioler le visage des femmes dévoilées
D’effacer leur maquillage au papier de verre
Des imams interdire le cerf-volant aux
enfants
Se réjouir de l’égorgement d’un journaliste
juif
Danser sur les ruines de Manhattan
Condamner à mort celui qui dit la vérité
Appeler à lyncher l’écrivain libre
Lancer une fatwa contre qui dit l’intolérance
de l’intolérant…
__
* Psitt! Sous-jacent aux remerciements, un texte «subliminal» s'adresse aux éditeurs... disons radins, et pas trop futés.

dimanche 14 juin 2009

Extraits de La route de Cormac McCarthy

Je vous donne à lire quelques extraits... J'ai fui, vaillamment, les passages les plus morbides. Souviens-toi, ô lecteur, ô lectrice, que le père dit à son fils: «Rappelle-toi que les choses que tu te mets dans la tête y sont pour toujours». En fait, sur les 256 pages... il fallait bien choisir.

«Quand il se réveillait dans les bois dans l'obscurité et le froid de la nuit il tendait la main pour toucher l'enfant qui dormait à son côté. Les nuits obscures au-delà de l'obscur et les jours chaque jour plus gris que celui d'avant. Comme l'assaut d'on ne sait quel glaucome froid assombrissant le monde sous sa taie. A chaque précieuse respiration sa main se soulevait et retombait doucement. Il repoussa la bâche en plastique et se souleva dans les vêtements et les couvertures empuantis et regarda vers l'est en quête d'une lumière mais il n'y en avait pas. Dans le rêve dont il venait de s'éveiller [...]
A la première lueur grise il se leva et laissa le petit dormir et alla sur la route et s'accroupit, scrutant le pays vers le sud. Nu, silencieux, impie. Il pensait qu'on devait être en octobre mais il n'en était pas certain. Il y avait des années qu'il ne tenait plus de calendrier. Ils allaient vers le sud. Il n'y aurait pas moyen de survivre un autre hiver par ici. Quand il fit assez clair pour se servir des jumelles il inspecta la vallée au-dessous. [...]
Puis il resta simplement assis avec les jumelles à regarder le jour gris cendre se figer sur les terres alentour. Il ne savait qu'une chose, que l'enfant était son garant. Il dit: S'il n'est pas la parole de Dieu, Dieu n'a jamais parlé.[...]
Il regardait le petit et regardait au loin entre les arbres vers la route. Ce n'était pas un endroit sûr. On pourrait les voir depuis la route maintenant qu'il faisait jour. Le petit se tourna dans les couvertures. Puis il ouvrit les yeux. Salut, Papa, dit-il. [...]
La route était déserte. En bas dans la petite vallée l'immobile serpent gris d'une rivière. Inerte et exactement dessiné. Le long de la rive un amoncellement de roseaux morts. Ça va? dit-il. Le petit opina de la tête. Puis ils repartirent le long du macadam dans la lumière couleur métal de fusil, pataugeant dans la cendre, chacun tout l'univers de l'autre.
Ils franchirent la rivière sur un vieux pont en béton et quelques kilomètres plus loin ils arrivèrent devant une station-service au bord de la route. Ils firent halte pour l'examiner. Je crois qu'on devrait aller voir, dit l'homme. Y jeter un coup d'œil. L'herbe guéable tombait en poussière sous leurs pieds. Ils traversèrent l'aire de stationnement à l'asphalte défoncé et trouvèrent la citerne des pompes. (...) Il traversa la pièce et se planta devant le bureau. Puis il souleva le combiné du téléphone et composa le numéro qui avait été le numéro de son père en des temps très anciens. Le petit l'observait. Tu fais quoi? dit-il.
Trois ou quatre cents mètres plus loin sur la route il s'arrêta et regarda par-dessus son épaule. On ne réfléchit jamais assez, dit-il. Il faut qu'on fasse demi-tour. (...) Une fois dans l'aire de service il traîna dehors le fût en acier et le renversa et sortit toutes les bouteilles d'huile en plastique d'un litre. (...) De l'huile pour leur misérable petite lampe, de quoi éclairer les longs crépuscules gris, les longues aubes grises. Tu vas pouvoir me lire une histoire, dit le petit. Hein, Papa? Oui, dit-il. Bien sûr. [...]
Il sortit les jumelles du caddie et resta sur la route à scruter la plaine là où la forme d'une ville apparaissait dans la grisaille comme une esquisse au charbon de bois tracée sur les terres dévastées. Rien à voir. Aucune fumée. Je peux regarder? dit le petit. Oui. Bien sûr. S'appuyant contre le caddie, le petit ajusta la molette. Qu'est-ce que tu vois? dit l'homme. Rien. Le petit abaissa les jumelles. Il pleut. Oui, dit l'homme. Je sais. [...]
Il avait apporté le livre du petit mais le petit était trop fatigué pour lire. On peut laisser la lampe allumée jusqu'à ce que je m'endorme? dit-il. Oui. Bien sûr.
Il mit longtemps à s'endormir. Au bout d'un moment il se tourna et regarda l'homme. Dans la faible lueur son visage marqué des stries noires de la pluie pareil au visage d'un comédien du monde anti- que. Je peux te demander quelque chose? dit-il.
Oui. Évidemment.
Est-ce qu'on va mourir?
Un jour. Pas maintenant.
Et on va toujours vers le sud.
Oui.
Pour avoir chaud. Oui.
D'accord
D'accord pour quoi?
Pour rien. Juste d'accord.
Dors maintenant.
D’accord
Je vais souffler la lampe. D'accord?
Oui. D'accord.
Et plus tard dans l'obscurité: Je peux te demander quelque chose?
Oui. Evidemment
Tu ferais quoi si je mourais?
Si tu mourais je voudrais mourir aussi.
Pour pouvoir être avec moi?
Oui. Pour pouvoir être avec toi
D'accord. [...]
Il s'était réveillé avant l'aube et regardait poindre le jour gris. Lent et presque opaque. Il se leva pendant que le petit dormait et il mit ses chaussures et enveloppé dans sa couverture il partit entre les arbres. Il descendit dans une anfractuosité de la paroi rocheuse et là il s'accroupit et se mit à tousser et il toussa pendant un long moment. Puis il resta agenouillé dans les cendres. Il leva son visage vers le jour pâlissant. Il chuchota: Es-tu là? Vais-je te voir enfin? As-tu un cou que je puisse t'étrangler? As-tu un cœur? Maudit sois-tu pour l'éternité as-tu une âme? Oh Dieu, chuchotait-il. Oh Dieu. [...]
L'homme tira l'enfant contre lui. Rappelle-toi que les choses que tu te mets dans la tête y sont pour toujours, dit-il. Il faudra peut-être que t'y penses
Il y a des choses qu'on oublie, non?
Oui. On oublie ce qu'on a besoin de se rappeler et on se souvient de ce qu'il faut oublier. [...]»
La Route de Cormac McCarthy a été publié aux Éditions de l'Olivier.

lundi 8 juin 2009

Extraits de The Road de Jack London (3)

La suite... On ne peut qu'être touché par ce récit d'une sincérité désarmante... et touchante. Laissez-vous emporter!
7. Road-Kids and Gay-Cats. «Every once in a while, in newspapers, magazines, and biographical dictionaries, I run upon sketches of my life, wherein, delicately phrased, I learn that it was in order to study sociology that I became a tramp. This is very nice and thoughtful of the biographers, but it is inaccurate. I became a tramp — well, because of the life that was in me, of the wanderlust in my blood that would not let me rest. Sociology was merely incidental; it came afterward, in the same manner that a wet skin follows a ducking. I went on "The Road" because I couldn't keep away from it; because I hadn't the price of the railroad fare in my jeans; because I was so made that I couldn't work all my life on "one same shift"; because — well, just because it was easier to than not to. […] On the sand-bar above the railroad bridge we fell in with a bunch of boys likewise in swimming. Between swims we lay on the bank and talked. They talked differently from the fellows I had been used to herding with. It was a new vernacular. They were road-kids, and with every word they uttered the lure of The Road laid hold of me more imperiously. […] "Talkin' of 'poke- outs,' wait till you hit the French country out of Montreal — not a word of English — you say, 'Mongee, Madame, mongee, no spika da French,' an' rub your stomach an' look hungry, an' she gives you a slice of sow-belly an' a chunk of dry 'punk."' And I continued to lie in the sand and listen. […]Road-kids are nice little chaps — when you get them alone and they are telling you "how it happened"; but take my word for it, watch out for them when they run in pack. Then they are wolves, and like wolves they are capable of dragging down the strongest man. […] "Gay-cats" also come to grief at the hands of the road-kids. In more familiar parlance, gay-cats are short-horns, chechaquos, new chums, or tenderfeet. A gay-cat is a newcomer on The Road who is man-grown, or, at least, youth-grown. A boy on The Road, on the other hand, no matter how green he is, is never a gay-cat; he is a road-kid or a "punk," and if he travels with a " profesh, " he is known possessively as a "prushun." I was never a prushun, for I did not take kindly to possession. I was first a road-kid and then a profesh. Because I started in young, I practically skipped my gay-cat apprenticeship. […] The Road had gripped me and would not let me go; and later, when I had voyaged to sea and done one thing and another, I returned to The Road to make longer flights, to be a "comet" and a profesh, and to plump into the bath of sociology that wet me to the skin.» Because... Jack London s'explique sans détour. Que les aimables thuriféraires rangent leur encensoir! Que les cornes poussent aux redresseurs de tort, de tout acabit. Bref, qu'on se le tienne pour dit... et une fois pour toutes!
8. Two Thousand Stiffs. «A "stiff" is a tramp. It was once my fortune to travel a few weeks with a "push" that numbered two thousand. This was known as "Kelly's Army." Across the wild and woolly West, clear from California, General Kelly and his heroes had captured trains; but they fell down when they crossed the Missouri and went up against the effete East. The East hadn't the slightest intention of giving free transportation to two thousand hoboes. Kelly's Army lay helplessly for some time at Council Bluffs. The day I joined it, made desperate by delay, it marched out to capture a train. […] Being the latest recruit, I was in the last company, of the last regiment, of the Second Division, and, furthermore, in the last rank of the rear-guard. […] I kept a diary on part of the trip, and as I read it over now I note one persistently recurring phrase, namely, "Living fine." We did live fine. We even disdained to use coffee boiled in water. We made our coffee out of milk, calling the wonderful beverage, if I remember rightly, "pale Vienna." […] Somebody told me that Quincy was the richest town of its size in the United States. When I heard this, I was immediately overcome by an irresistible impulse to throw my feet. No "blowed-in-the-glass profesh" could possibly pass up such a promising burg. I crossed the river to Quincy in a small dug- out; but I came back in a large riverboat, down to the gunwales with the results of my thrown feet. […]I told a thousand "stories" to the good people of Quincy, and every story was "good"; but since I have come to write for the magazines I have often regretted the wealth of story, the fecundity of fiction, I lavished that day in Quincy, Illinois. […] As a sample of life on The Road, I make the following quotation from my diary of the several days following my desertion. […]"Tuesday, May 29th. Arrived in Chicago at 7 A.M. . . . " […]» Jack London quitte l'armée en désertant, et mettra fin à sa vie de vagabondage. Rappelons qu'il nous décrit des faites authentiques reliés à l'histoire socio-économique états-unienne, au moment de la dépression économique des années 1980.
9. Bulls. «If the tramp were suddenly to pass away from the United States, widespread misery for many families would follow. The tramp enables thousands of men to earn honest livings, educate their children, and bring them up God-fearing and industrious. I know. At one time my father was a constable and hunted tramps for a living. The community paid him so much per head for all the tramps he could catch, and also, I believe, he got mileage fees. […] But it's all in the game. The hobo defies society, and society's watch-dogs make a living out of him. It rarely pays to stop and enter into explanations with bulls when they look "horstile." A swift get-away is the thing to do. It took me some time to learn this; but the finishing touch was put upon me by a bull in New York City. […] Now I didn't know anything about the coming of the police; and when I saw the sudden eruption of brass-buttoned, helmeted bulls, each of them reaching with both hands, all the forces and stability of my being were overthrown. Remained only the automatic process to run. And I ran. I didn't know I was running. I didn't know anything. It was, as I have said, automatic. There was no reason for me to run. I was not a hobo. I was a citizen of that community. It was my home town. I was guilty of no wrong-doing. I was a college man. I had even got my name in, the papers, and I wore good clothes that had never been slept in. And yet I ran — blindly, madly, like a startled deer, for over a block. And when I came to myself, I noted that I was still running. It required a positive effort of will to stop those legs of mine.» Dans ce dernier article, on est tenu en haleine par le récit d'aventures, plus périlleuses les une que les autres. Il en réchappera... par chance. Le vagabond, ce «mangeur de durs», vivant à la dure, tirera des leçons de sa courte vie de hobo. Il en gardera une soif inassouvie de liberté, et un penchant marqué pour la justice sociale.
Jack London, le «Pionnier de la route» ouvre avec The Road le chemin à un autre style de vagabondage, celui de Jack Kerouac.
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Visitez le site français sur Jack London. Complet et intéressant.

samedi 6 juin 2009

Extraits de The Road de Jack London (2)

Je vous présente, aujourd'hui, les neuf articles, aux titres évocateurs, qui composent The Road de Jack London. Des extraits et de brefs commentaires vous donneront une idée du contenu. Ce sont des récits simples, naïfs, attachants, et d'une brutale franchise, livrés dans une langue à l'avenant.
1. Confession. «There is a woman in the state of Nevada to whom I once lied continuously, consistently, and shamelessly, for the matter of a couple of hours. I don't want to apologize to her. Far be it from me. But I do want to explain. Unfortunately, I do not know her name, much less her present address. If her eyes should chance upon these lines, I hope she will write to me. [...] » Ce premier paragraphe donne une idée juste de la suite.
2. Holding Her Down. «Barring accidents, a good hobo, with youth and agility, can hold a train down despite all the efforts of the train-crew to "ditch" him — given, of course, night-time as an essential condition. When such a hobo, under such conditions, makes up his mind that he is going to hold her down, either he does hold her down, or chance trips him up. [...] A bad road is usually one on which a short time previously one or several trainmen have been killed by tramps. Heaven pity the tramp who is caught "underneath" on such a road — for caught he is, though the train be going sixty miles an hour. [...] ». Vous verrez que ces voyageurs sans billet, ces «brûleurs de dur» mènent une vie dangereuse. Il vaut mieux être jeune et agile, et développer d'habiles techniques. Et les cheminots y risquent leur vie. C'est la jungle, quoi! Le Far-West!
3. Pictures. «Perhaps the greatest charm of tramp-life is the absence of monotony. In Hobo Land the face of life is protean — an ever changing phantasmagoria, where the impossible happens and the unexpected jumps out of the bushes at every turn of the road. The hobo never knows what is going to happen the next moment; hence, he lives only in the present moment. He has learned the futility of telic endeavor, and knows the delight of drifting along with the whimsicalities of Chance. [...] The day was done — one day of all my days. To-morrow would be another day, and I was young.» Voici un intermède, agréable, dans la vie du hobo, qui illustre sa philosophie: vivre au jour le jour, sans souci du lendemain.
4. Pinched. «I rode into Niagara Falls in a "side-door Pullman," or, in common parlance, a box-car. A flat-car, by the way, is known amongst the fraternity as a "gondola," with the second syllable emphasized and pronounced long. But to return. I arrived in the afternoon and headed straight from the freight train to the falls. Once my eyes were filled with that wonder-vision of down-rushing water, I was lost. [...] Somehow, I had a "hunch" that Niagara Falls was a "bad" town for hoboes, and I headed out into the country. [...] As I came along the quiet street, I saw three men coming toward me along the sidewalk. They were walking abreast. Hoboes, I decided, like myself, who had got up early. In this surmise I was not quite correct. I was only sixty-six and two-thirds per cent correct. The men on each side were hoboes all right, but the man in the middle wasn't. I directed my steps to the edge of the sidewalk in order to let the trio go by. But it didn't go by. At some word from the man in the centre, all three halted, and he of the centre addressed me.» C'était un policier... un homme de droite... Jack raconte comment il s'est fait «pincer». Il écrit: «I saw with my own eyes, there in that prison, things unbelievable and monstrous. [...]» C'est en homme indigné qu'il quittera la sordide cage à hobos pour se rendre purger sa peine aux États-Unis. Ce ne sera guère mieux...
5. The Pen. «For two days I toiled in the prison-yard. It was heavy work, and, in spite of the fact that I malingered at every opportunity, I was played out. This was because of the food. No man could work hard on such food. Bread and water, that was all that was given us. Once a week we were supposed to get meat; but this meat did not always go around, and since all nutriment had first been boiled out of it in the making of soup, it didn't matter whether one got a taste of it once a week or not. [...] Life was not monotonous in the Pen. Every day something was happening: men were having fits, going crazy, fighting, or the hall-men were getting drunk. [...] «I was watching my chance all the time for a get-away. From some hobo on the drag I managed to learn what time a certain freight pulled out. I calculated my time accordingly. When the moment came, my pal and I were in a saloon. Two foaming shupers were before us. I'd have liked to say good-by. He had been good to me. But I did not dare. I went out through the rear of the saloon and jumped the fence. It was a swift sneak, and a few minutes later I was on board a freight and heading south on the Western New York and Pennsylvania Railroad.» Dure, dure, la vie à Sing Sing, quoique pas ennuyeuse... Aussitôt libéré, Jack London n'a qu'une seule idée en tête: «sacrer le camp». Il saute donc à bord d'un wagon de marchandises, direction Sud. Vivre en toute liberté, nez au vent, rien dans les poches!
6. Hoboes That Pass in the Night. «In the course of my tramping I encountered hundreds of hoboes, whom I hailed or who hailed me, and with whom I waited at water-tanks, "boiled-up," cooked "mulligans," "battered" the "drag" or "privates," and beat trains, and who passed and were seen never again. On the other hand, there were hoboes who passed and re-passed with amazing frequency, and others, still, who passed like ghosts, close at hand, unseen, and never seen. It was one of the latter that I chased clear across Canada over three thousand miles of railroad, and never once did I lay eyes on him. His "monica" was Skysail Jack. I first ran into it at Montreal. […] (on October 15, 1894) «"General" Kelly, with an army of two thousand hoboes, lay in camp at Chautauqua Park, several miles away. The after-push we were with was General Kelly's rearguard, and, detraining at Council Bluffs, it started to march to camp. The night had turned cold, and heavy wind-squalls, accompanied by rain, were chilling and wetting us. Many police were guarding us and herding us to the camp. The Swede and I watched our chance and made a successful get-away. […] » Jack London parle dans cet article ainsi que dans le huitième de l’«armée» du «Général Kelly». Il y décrit ses déplacements et difficultés, ses contacts avec la population. L’armée, c’est l’armée avec sa discipline. Un régime qui ne convient pas à Jack-le-matelot… Il y mettra donc fin en peu de temps.
À suivre... sans faute...
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vendredi 8 mai 2009

Extrait de Dans le scriptorium

L'extrait choisi donne le ton du livre. C'est le la du procès de Kafka!
«(...) le visiteur regarde Mr Blank et lui demande: Savez-vous qui je suis?
- Je ne suis pas certain, répond le vieil homme. Pas Fogg, en tout cas. Mais il ne fait aucun doute que je vous ai déjà rencontré - plusieurs fois, je crois.
- Je suis votre avocat.
- Mon avocat. C'est bien ça. Très bien.J'espérais vous voir aujourd'hui. Nous avons beaucoup de choses à discuter.
- Oui, dit l'homme à la chemise noire, en tapotant le paquet de fiches et de dossiers posé sur ses genoux. Beaucoup à discuter. Mais avant que nous nous y mettions, je voudrais que vous me regardiez bien et que vous tâchiez de vous rappeler mon nom.
Mr Blank observe avec attention le visage mince et anguleux de l'homme. Il plonge le regard dans ses grands yeux gris, il étudie sa mâchoire, son front et sa bouche et pourtant, à la fin, il ne peut que secouer la tête en poussant un soupir déconfit.
- Je suis Quinn, Mr Blank, dit l'homme. Daniel Quinn, votre premier chargé de mission.
Mr Blank pousse un gémissement, il est accablé de honte, embarassé à tel point qu'une part de lui, la part la plus profonde voudrait se traîner dans un trou pour y mourir. Je vous prie, pardonnez-moi, dit-il. Mon cher Quinn - mon frère, mon camarade, mon ami fidèle. Ce sont ces saletés de comprimés qu'on me fait avaler. Ils m'ont bousillé la cervelle, et je ne sais même plus si je vais ou si je viens.
- Vous m'avez chargé de missions plus que n'importe quel autre, rappelle Quinn.
(...)
- Il faut que vous me fassiez sortir d'ici. Je crois que je ne peux plus y tenir.
- Ce ne sera pas facile. Le nombre de plaintes déposées contre vous est si grand que je me noie dans la paperasse. Vous devrez être patient. J'aimerais pouvoir vous donner une réponse, mais je n'ai aucune idée du temps que cela prendra de trier tout cela.
- Des plaintes? Quel genre de plaintes?
- La gamme complète, j'en ai peur. D'indifférence criminelle à molestation sexuelle. De conspiration dans un but frauduleux à homicide par imprudence. De diffamation à assassinat avec préméditation. Je continue?
- Mais je suis innocent. Je n'ai jamais rien fait de tout ça.
- C'est là une opinion contestable. Tout dépend du point de vue.
- Et qu'est-ce qui se passe si nous perdons?
- La question de la nature du châtiment est encore ouverte (...)
Extraits tirés des pages 134 et 136. Collection Babel, Éditions Actes Sud.

mardi 14 avril 2009

Extraits de Seul dans le noir

Voici deux extraits tirés de Seul dans le noir, publiés chez Actes Sud/Leméac, suivis d'un bref commentaire. Bonne lecture!

«Je l'ai mis dans un trou. Ça me semblait un bon début, une façon prometteuse de mettre les choses en train. Mettre un homme endormi dans un trou et voir ce qui se passe quand il se réveille et tente d'en sortir. Je parle d'un grand trou dans le sol, profond de près de trois mètres, creusé de manière à former un cercle parfait, avec des parois lisses en argile dense et solidement tassée, si dures que leur surface a la consistance de la terre cuite, voire du verre. C'est dire que, lorsqu'il aura ouvert les yeux, l'homme dans le trou sera incapable de s'en extirper. A moins qu'il ne dispose d'un équipement d'alpiniste - un marteau et des pitons d'acier, par exemple, ou une corde qui lui permettrait de s'arrimer à un arbre proche - mais cet homme n'est pas équipé et, une fois qu'il aura repris conscience, il comprendra la gravité de sa situation.
Et c'est ce qui se passe. L'homme revient à lui et se découvre sur le dos, les yeux levés vers le ciel vespéral sans nuages. Il s'appelle Owen Brick, et il n'a aucune idée de la façon dont il est arrivé à cet endroit, aucun souvenir d'être tombé dans ce trou cyclindrique dont il évalue le diamètre à un peu moins de quatre mètres. Il s'assied. A sa grande surprise, il est revêtu d'un uniforme militaire en gros drap grisâtre. Il a un calot sur la tête et aux pieds une paire de bottines de cuir noir patinées, lacées au-dessus de la cheville avec un double noeud bien serré. Il y a, sur chaque manche du blouson, deux galons indiquant que l'uniforme appartient à quelqu'un qui a le grade de caporal. Cet individu pourrait être Owen Brick, mais l'homme dans le trou, dont le nom est Owen Brick, ne se souvient pas d'avoir servi dans l'armée ni d'avoir combattu dans une guerre à quelque moment de sa vie que ce soit. (..) Extrait tiré des pages 12 et 13.

«Une porte vient de s'ouvrir à l'étage, et j'entens des pas dans le couloir. Miriam ou Katya, je ne saurais dire laquelle. La porte de la salle de bains s'ouvre et se referme ; faiblement, très faiblement, je discerne la petite musique familière du filet d'urine s'écoulant sur l'eau, mais celle qui se trouve là est assez attentive pour ne pas tirer la chasse et risquer d'éveiller la maisonnée, même si les deux tiers de ses membres ne dorment pas. Ensuite la porte de la salle de bains s'ouvre, et de nouveau, quelqu'un marche à pas légers dans le couloir et referme la porte d'une chambre à coucher. Si je devais choisir, je dirais que c'était Katya. (...)» Extrait tiré de la page 21.

Commentaire. Ainsi alterne le roman entre l'histoire inventée et la vie quotidienne et les souvenirs qui refont, inévitablement, surface. Le récit, comme vous le constatez, est rendu avec précision. On se pense dans la tête d'August, et dans celle de ses personnages. On vit avec lui et ses personnages. Un monde étrange à plusieurs dimensions...

vendredi 13 mars 2009

Voici le début d'Effroyables Jardins

«Certains témoins mentionnent qu'aux derniers jours du procès de Maurice Papon, la police a empêché un clown de rentrer dans la salle d'audience. Il semble que ce même jour, il ait attendu la sortie de l'accusé et l'ait considéré à distance sans chercher à lui adresser la parole. L'ancien secrétaire général de la préfecture a peut-être remarqué ce clown mais rien n'est moins sûr. Par la suite l'homme est revenu régulièrement sans son déguisement à la fin des audiences et des plaidoiries. À chaque fois, il posait sur ses genoux une mallette dont il caressait le cuir tout éraflé. Un huissier se souvient de l'avoir entendu dire après que le verdict fut tombé: - Sans vérité, comment peut-il y avoir de l'espoir…?

Et sans mémoire? Des lois de Vichy: 17 juillet 40, concernant l'accès aux emplois dans les administrations publiques, du 14 octobre 40 relatives aux ressortissants étrangers de race juive, du 13, la veille, portant sur le statut des juifs, du 23 juillet 40, relatives à la déchéance de la nationalité à l'égard des Français qui ont quitté la France, tous ces actes où Pétain commence par «Nous, Maréchal de France…», et cette autre loi qui me touche, du 6 juin 42, interdisant aux juifs d'exercer la profession de comédien…

Je ne suis pas juif. Ni comédien. Mais…

Aussi loin que je puisse retourner, aux époques où je passais encore debout sous les tables, avant même de savoir qu'ils étaient destinés à faire rire, les clowns m'ont déclenché le chagrin. Des désires de larmes et de déchirant désespoirs, de cuisantes douleurs, et de honte de paria.

Plus que tout, j'ai détesté les augustes. Plus que l'huile de foie de morue, les bises aux vieilles parentes moustachues et le calcul mental, plus que n'importe quelle torture d'enfant. À dire au plus près l'exact du sentiment, au temps de mon innocence (…)

mercredi 18 février 2009

Ainsi commence Max -le roman, par la voix d'Agathe

«Je suis entrée aux enfers par une rue en pente. Elle coupait net le premier pâté de maisons du village comme la lame étroite, brûlante de soleil, d'un petit couteau oublié à la fin d'une partie de campagne au cœur d'une pomme trop mûre. Au bout, là où elle s'étrécissait en point, on entamait à droite une grimpée qui s'enroulait jusqu'au centre, avec ses commerces tassés autour d'un noyau d'une place ovale, gros fruit grumeleux de gravier blond. Au-delà passé l'église aux épaules d'hercule forain, on dévalait au vieux cimetière par des venelles ou les habitations boitaient bas. Je le savais pour être venue une seule fois, à Noël 42, dans une demeure campagnarde et y avoir laissé, entre des draps parfumés de lavande, sous la suspension de la cuisine, au détour de chaque couloir, contre les portes de chaque pièce, de la chambre, au jardin amidonné d'hiver oui, y avoir laissé tout ce que j'avais aux lèvres de baisers frais, et d'amour. Après le cimetière, les champs prenaient leurs aises d'un seul élan, allaient s'exténuer aux contreforts de collines crépues avant les monts du Forez. Tout ça se tenait serré dans la paume ouverte d'une vallée molle et devait être dans des nuances de vert, de gris aussi pour les murs et les chaussées et de rouge sang séché pour les tuiles, qui allaient bien avec la lumière jaune de juin et la chaleur versée là-dessus à plein baquets. Le ciel n'existait plus, totalement consumé, avec juste un mince liséré de cendres à l'horizon. Peut-être qu'un peintre aurait pu tirer quelque chose de ce monde pétrifié. À supposer qu'il en passe un par ici, à l'écart de la route. L'unique que j'aie connu, mon ami Jacques Martel, j'aurais pu l'amener dessiné ce calme, il aurait aimé. Si seulement on lui avait laissé sa jeunesse…»

Les trois points de suspension contiennent, à aux seuls et dans leur simplicité désarmante, toute l'indicible affliction d'Agathe, tout son accablement. Au moment où Agathe commence ainsi son récit, elle est à Lyon en juin 45, un dimanche. Elle s'avance, par les rues désertes, vers la place au centre du village. Intriguée par la clameur de la foule, elle imagine une fête votive, un événement sportif. Elle a tout faux! Elle débouchera sur un spectacle qui la ramènera aux enfers. Et qui lui fera revivre ce qu'elle a vécu de janvier 43 à juin 45. En alternance, Jacques Martel, alias Max, alias Jean Moulin, racontera cette période de sa vie, en autant qu'on puisse appeler ça une vie...

Extraits de Max, de Michel, publié aux Éditions Perrin.