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lundi 29 juin 2009

Extraits de Sur la route de Jack Kerouac (1)

Sur la route de Jack Kerouac: un livre essentiel pour qui veut saisir le chemin parcouru depuis «cette route» jusqu'à celle de Cormac Mc Carthy. D'où venons-nous, où allons-nous? Je vous donne ici à lire douze extraits de la première partie de son roman, tirés de l'édition Gallimard, collection Folio Plus. Bonne lecture, et revenez pour lire d'autres extraits. (Photo ci-contre: Neal Cassidy et Jack Kerouac)

01. Avec l'arrivée de Dean Moriarty* commença le chapitre de ma vie qu'on pourrait baptiser «ma vie sur la route». Auparavant j'avais toujours rêvé d'aller dans l'Ouest pour voir le pays, formant toujours de vagues projets que je n'exécutais jamais. Pour la route Dean était le type parfait, car il est né, sur la route, dans une bagnole, alors que ses parents traversaient Salt Lake en 1926 pour gagner Los Angeles. (p.9, première page)
02. Mais alors ils s'en allaient [Dean et Carlo Marx*], dansant dans les rues comme des cloches dingues, je traînais derrière eux comme je l'ai fait toute ma vie derrière les gens qui m'intéressent, parce que les seuls gens qui existent pour moi les déments, ceux qui ont la démence de vivre, la démence de discourir, la démence d'être sauvés, la démence de jouir de tout dans un seul instant, ceux qui ne savent pas bâiller ni sortir un lieu commun, mais qui brûlent, qui brûlent pareils aux feux jaunes des chandelles romaines explosant comme des poêles à frire à travers les étoiles et, au milieu, on voit éclater le bleu du pétard et chacun fait: «Aaaah!» Quel nom donnait-on à cette jeunesse-là dans l'Allemagne de Goethe? (p.16)
03. (...) je voulais mieux connaître Dean (...) parce que, dans une certaine mesure, il me faisait penser à un frère que j'aurais perdu depuis longtemps. (p.18)
04. Un gars de l'Ouest, de la race solaire, tel était Dean. (p.20)
05. Quelque part sur le chemin je savais qu'il y aurait des filles, des visions, tout quoi; quelque part sur le chemin on me tendrait la perle rare. (p.20)
06. Ma tante approuvait tout à fait mon voyage dans l'Ouest; elle dit que cela me ferait du bien, que j'avais trop travaillé pendant tout l'hiver et trop vécu entre quatre murs; elle ne trouva mëme (sic) pas à redire lorsque je lui avouai que je partais plutôt à la cloche. Tout ce qu'elle souhaitait, c'était que je ne revienne pas trop en morceaux. Bref abandonnant mon gros manuscrit inachevé qui trônait sur mon bureau, refermant un matin mon lit douillet, je pris le large avec mon sac de toile où j'avais serré quelques objets indispensables et je mis le cap sur l'océan Pacifique avec mes cinquante dollars en poche**. (p.22)
07. (...) - j'étais loin de chez moi, obsédé et épuisé par le voyage, dans une chambre d'hôtel minable (...); je regardai le haut du plafond craquelé et réellement je ne sus plus qui j'étais pendant près de trente étranges secondes. Je n'étais pas épouvanté; j'étais seulement quelqu'un d'autre, un étranger, et ma vie entière était une vie magique, la vie d'un spectre. J'étais à mi-chemin de ma traversée de l'Amérique entre l'Est de ma jeunesse et l'Ouest de mon avenir, et c'est peut-être pourquoi cela m'est arrivé justement en et endroit et à cet instant, par cet étrange après-midi rougeoyant. (p.30)
08. Et, devant moi (il était à Frisco), c'était l'immense panse sauvage et la masse brute de mon continent américain; au loin, quelque part de l'autre côté, New York, sinistre, loufoque, vomissait son nuage de poussière et de vapeur brune. Il y a, dans l'est, quelque de brun et de sacré; mais la Californie est blanche comme la lessive sur une corde, et frivole - c'est du moins ce que je pensais alors. (p.122)
09. L'argent était là (au bureau télégraphique de la gare); ma tante me sauvait les fesses une fois de plus. (p.156)
10. J'ai cru que toute la sauvagerie américaine se trouvait à l'ouest jusqu'au moment de ma rencontre avec le Spectre de la Susquehanna [un col dans les Alleghanyhs] (p.162)
11. Le type qui me prit alors de sa bagnole était hâve et décharné, il croyait à l'action bienfaisante sur la santé d'une inanition contrôlée. Quand je lui dis, comme nous roulions vers l'Est, que je crevais de faim, il dit: «Parfait, parfait, rien de meilleur pour vous. Moi-même je n'ai pas mangé depuis trois jours. Je suis en route pour vivre cent cinquante ans.». Je dévorai le pain beurré [des sandwiches données par le type] (...). Tout à coup je me suis mis à rire. J'étais seul dans l'auto à l'attendre (...) et je ne pouvais m'arrêter de rire. Bon Dieu, que j'en avais marre de vivre. Le dingue me conduisit pourtant chez moi à New York. Tout à coup je me retrouvai à Times Square. J'avais parcouru huit mille milles à travers le continent américain et j'étais de retour à Times Square; et même en plein dans une heure de pointe, contemplant avec mes yeux naïfs de routier la démence absolue et la fantastique fanfaronnade de New York (...). (p.163)
12. En arrivant chez moi, je dévorai tout ce qu'il y avait dans la glacière. Ma tante se leva pour venir me voir. (...) Elle alla se coucher, mais moi tard dans la nuit, je ne dormais pas encore, je fumais dans on lit. Mon manuscrit à moitié rédigé était sur le bureau. Octobre la maison et de nouveau le travail. (p.165)
___* Dean Moriarty est le pseudonyme de Neal Cassidy. Celui-ci est, en fait, le héros du livre. Et, Jack Kerouac est le conteur et le témoin de leurs trois voyages entre 1946 et 1950. Carlo Max est le pseudonyme d'Allen Ginsberg, et celui de Jack Kerouac est Sal paradise.
___** Jack Kerouac recevait une pension d'ancien combattant, ayant servi dans la marine américaine , la US Navy.

samedi 27 juin 2009

Qui êtes-vous... Jack Kerouac (3)

Une phrase résume l'enfance de Jack Kerouac : /«J’étais un enfant terrifié»/*
Entendez-vous ce cri de détresse? de quoi cet enfant avait-t-il peur? Lisez ce qui suit, vous aurez la chair de poule.
De l'oncle Mike. /«O mon pauvre Ti-Jean si tu sava tout le trouble et toutes les larmes epuis les pauvres envoyages de la tête au sein, pour la douleur (...) comme ton père Émil, comme ta tante Marie pour rien mon gars, pour rien, mon enfant pauvre T-Jean, sais-tu mon âme que tu es detinez de grosses douleurs et talent (...); / (...) /«Oh les pauvres Duluozes meur toutes! enchaînés par le bon Dieu pour la peine, peut-être l'enfer.»/ Pauvre Ti-Jean, il craignait l'oncle Mike autant que le Docteur Saxe. Ce qui n'est pas peu dire.
De la mort, et de ses avatars, qui rôdait dans la maison. Son frère Gérard, Ti Ange Gérard, né en 1917 est mort en 1926. Il avait 9 ans et Ti-Jean 4 ans. Gérard était un enfant infirme et mystique, le plus souvent alité, dorloté par les bonnes soeurs. /«Durant les quatre premières de ma vie, et alors que Gérard vivait, je n'étais rien, c'est-à-dire seulement Gérard.»/
Jack écrit encore ceci: /je sais que je vais mourir, disait Gérard - Et puisque je sais cela reste au côté de moi, prends ma main dans la tienne il faut que je te raconte mes visions: «Le ciel yé tout blanc, et les anges sont comme des agneaux, et tous les enfants, et tous les parents y sont ensemble.» Son enfance, autant que la mort de Gérard, marquera Ti-Jean, d'une façon indélébile.
Lisez encore ceci: «j'ai vu mon frère dans un cercueil capitonné de satin, il avait neuf ans. (...) Cercueil au bois veiné, les araignées poignent les mains de mon frère, par en dessous - il reposera au soleil des larves qui cherchent les agneaux du ciel. (...) J'ai quitté l'église pour ne plus voir ces horreurs... il y avait trop de cierges, trop de cire...»/
Toutes les peurs de Jack se trouvent dans le Docteur Saxe,«un roman d'une grand violence destructive (...)» peurs, angoisses, péchés. Il sublimera les douleurs de son jeune enfance et la mort de Gérard dans Visions of Gerard. Dans ses livres, la souffrance et la mort surgissent de les recoins. Dans Visions de Gérard et Tritessa, elle frappe de plein fouet.**
Il y aurait encore beaucoup à dire, mais je m'arrête ici. Je crois que c'est suffisant pour saisr qui est le Jack Kerouac qui prendra la route, et comprendre le récit qu'il en fera dans On the Road. Jack Kerouac consacrera dix ans de sa vie sur la route à poursuivre la chimère de l'Americain way of of life.
Si vous pensiez que Jack Kerouac était un joyeux drille qui prenait la route, en boy-scout, pour un joyeux «trip» avec ses «tchommes», vous voilà détrompé...
___* Les citations encadrées de bares obliques renvoient à l'essai de Jack Kérouac, de Victor-Lévy Beaulieu, qui nous sert de guise.
___** Jack Kerouac: une conscience de la mort, par Guy Perreauls, publié sur erudit.org

jeudi 25 juin 2009

Qui êtes-vous... Jack Kerouac? (2)

Jack Kerouac: un américano-canadien-français. Mais en quoi donc est-il un démocrato-cornoualo-bretono-aristo-iroquo?
Son père, Émile Kérouac, un Canadien français: /«imprimeur à Lowell, (puis typographe à Brooklyn, New York où la famille s'est installée) grand buveur et joueur de cartes.»/* C’est son versant canadien-français, la «fâmeuse» joie de vivre. Émile mourra obèse, aigri, d’un cancer de la rate, en 1946. Son versant américain s’exprime dans ce conseil donné à Jack: /«Now study, play good ball, attention to what the coach and the profs tell you and see if you can make your old man proud and maybe an All-America.»/ Mais Jack, vedette du football collégial américain, se fracture une jambe, et s’envole le rêve du père qui aurait aimé que son fils devienne un américain estimé, alors que lui n’avait été qu’un Canuck. Il lui disait: «Ti-Jean, n'oublie jamais que tu es breton (...)»
Sa mère, Gabrielle Lévesque : ouvrière en usine, à petits salaires. C’est elle qui pourvoit aux besoins de sa famille. Mère généreuse, aimante et protectrice, compréhensive. Qui espère le retour de son Ti-Jean et l’accueille à bras ouverts. Qui le soutient indéfectiblement. Il y avait une grande complicité entre elle et Jack, qui exapérait le père. Elle est une Canadienne française, Iroquoise. Jack sera fier de sa mère de sang mêlé qu’il appelle mémère –ce qui est bien canadien-français- avec une tendresse infinie.
The Town and The City: le premier roman que Jack publie, en 1950. D'un côté le vieux Lowell Canuk -l'ancien monde; de l'autre, la ville typiquement américaine -le nouveau monde. Les parents immigrants, puis migrants: doublement déracinés. Son père tient une grande place dans ce roman. Celui-ci «nous plonge dans le mystère de l'extase et de l'agonie d'être Franco-Américain à cette époque (...)»**, soit les années 1920 jusqu'à 1930. «Il a fallu attendre Visions of Gerard pour lire le récit de l'émigration de ses ancêtres descendant du Québec vers les États-Unis.»*** Après avoir livré la première partie de sa vie et celle de sa famille, quitte à y revenir, Jack Kerouac sera prêt à partir sur la route. On the Road... Le titre que Daniel Poliquin a donné à ce livre qu'il a traduit soit, Avant la route, correspond bien à ce momentum.
Jack se dit un cornoualo-bretono. En effet, l’ancêtre Kérouac est venu de Cornouaille, en Bretagne, pour s’établir dans le Bas-du-fleuve. Lisons ce qu’en dit l’oncle Mike, d'une voix éraillée, à Ti-Jean: /«Napoléon était un homme grand. Aussie le général Montcalm à Québec tambien qu’il a perdu. Ton ancêtre, l’honorable soldat, baron Louis Alexandre Lebris de Duluoz, un grand-père, a marriez l’indienne, retourna en Bretagne, le père là, le vieux baron, a dit, en criant, à pleine tète:« retourne-toi à cette femme, soit un homme honnete et d’honneur. » Le jeune baron a retourné au Canada, à la rivière du Loup (…) Cette femme là était une indienne (…)»/
À la fin de sa vie, Jack boucle la boucle et se met en quête de ses origines européennes. Ce sera le sujet de deux de ses livres: Satori in Paris -avec son magistral «ciboire»- et, surtout, Vanity og Duluoz. The Town and the City, son premier roman, porte sur ses racines américaines, canadiennes-françaises et iroquoises. Le dernier Vanity of Duluoz porte sur ses racines bretonnes, plus lointaines. Tels sont les deux pôles de son identité, avec Visions of Gerard.
Jack Kerouac est donc un aristo, vu son ascendance. Un démocrato, car il est un partisan du parti démocrate, du président Truman qui succède à Roosevelt. Lire la suite dans le prochain billet... À très bientôt!
___* Les citations encadrées de barres obliques renvoient à l'essai Jack Kérouac, de Victor-Lévy Beaulieu, qui nous sert de guide.
___** Le poète-historien Paul Chassé cité in «Avant la route, le village» par Maurice Poteet, publié sur erudit.org
___*** Jack Kerouac: une conscience de la mort, par Guy Perreault, publié sur erudit.org

mercredi 24 juin 2009

Bonne fête nationale de la St-Jean!





dimanche 21 juin 2009

Qui êtes-vous... Jack Kerouac (1)

«Ciboire, j'pas capable trouver ça». Imaginez Victor-Lévy Beaulieu feuilletant Satori in Paris, attablé dans un restaurant parisien, qui tombe sur cette phrase. Imaginez... De retour à sa chambre, il y repère «par-ci par-là, de si belles phrases jouales»... «C'est pareille comme si (...)», comme l'écrivait Jack Kerouac. Dès ce moment, VLB aima Jack Kerouac, lut son œuvre, et écrivit l'essai Jack Kérouac, objet de notre lecture de juin (voir le billet du 2 juin 2009, Le grand dieu des routes).
Qui cet américain pour parler, et sacrer, ainsi? On s'en doute... Mais, laissons-le se présenter: «... (...) je suis un démocrato-cornoualo-bretono-aristo-américano-iroquo-canadien-français!» Un melting-pot américain -un creuset, devrais-je dire- à lui tout seul.

Jean Kérouac, ti-Jean, est né à Lowell, Massachussets, en 1922, de même que Gérard, son aîné, et Catherine, sa cadette. Américain par sa naissance, il ne le sera jamais entièrement. Ce qui est paradoxal pour l’un des plus grands écrivains américains du XXè siècle; pour ce coureur des routes, qui a marqué toute une génération. Jack restera Ti-Jean gardant toute sa vie un fil à la patte. Vous verrez. Jusqu’à son entrée à l’école, Ti-Jean ne parle que le joual /«si particulier de Lowel»/*. Ce langage des Canucks se retrouvera dans ses écrits et le ramènera, sans cesse, à ses origines. Comme il reviendra, sans cesse, vers sa mère –qu’il appelle mémère. «... I was going home in October. Everybody goes home in October.» (On the Road)
Ses parents étaient des immigrants. Comme nombre de Canadiens-français catholiques (aujourd'hui, on dirait Québécois), ils avaient fui une vie de misère pour retrouver….une vie de misère dans les usines de Lowell, entre autres, «aux politiques antisyndicales très violentes», écrit Pierre Anctil. Il faut lire le passage cité par VLB dans lequel le père Hamon décrit le travail de manufacture pour saisir l’étendue de leur exploitation éhontée, celle des hommes, des femmes aux salaires inférieurs, celles des enfants. Et aussi, pour comprendre le statut social des Franco-américains, /«une bien sale époque»/ pour ces immigrants. Le roman de Grace Metallious, No Adam in Eden, est parlant : /«avec longs passages en joual (…) et ces personnages brûlés par l’alcool, l’usine et le mépris, ces loques humaines enfoncées jusqu’aux oreilles dans le vieux rêve pourri d’un Québec d’en bas (…)»/ L’image que ces immigrants renvoient aux Lowelliens n’est, décidément pas, flatteuse.
Ceux qui croyaient amasser un magot et retourner sur leur terre pour y vivre décemment verront s’évanouir leur rêve. Pauvre, tu es pauvre; et, tu resteras pauvre. Les manufacturiers y veillent pour s’enrichir et assujettir leur «cheap labor». Ils paient même «des agents recruteurs parcourant les campagnes québécoises (…) afin de vanter les bienfaits de la vie autour des filatures, le Québec était devenu une de leurs principales sources de main-d’œuvre industrielle.», écrit Pierre Anctil. Plus tard, beaucoup d’ouvriers délaisseront les filatures et ouvriront des petits commerces et amélioreront leur sort. Les Franco-américains se donneront des ailes en formant une communauté active autour de leur paroisse.
Vite, et malicieusement, coupées par Mgr Hickey, évêque anglophone de Providence, qui s’accapare les fonds paroissiaux, affamant les écoles paroissiales françaises, se servant des fonds des paroisses françaises pour développer les grandes écoles anglaises…. Qui plus est, il utilise Marie-Rose Ferron, une jeune fille infirme visionnaire, stigmatisée pour arriver à mater Les Sentinellistes, un groupe qui défend l’intérêt des Franco-Américains. En dernier ressort, le pape Pie Xl brandira la menace de l’excommunication pour que les brebis galeuses –je veux dire, les Sentinellistes- rentrent dans les rangs du troupeau. Une vraie pitié!
C’est donc dans ce milieu socio-économique que Ti-Jean vient au monde. Jack le perçoit ainsi: /«Pleins de visions de Français ou de Catholiques ou fantômes de famille qui grouille dans les coins, de portes de placards ouvertes en plein milieu du sommeil de la nuit, avec des enterrements tout autour; couronnes mortuaires sur le bois des vieilles portes blanches à la peinture tout craquelée»/ (dans Docteur Saxe, l’effrayant Bonhomme Sept-Heures de Jack).

Jack Kerouac: un américano-canadien-français. Dans le prochain billet, nous verrons en quoi il est démocrato-cornoualo-bretono-aristo-iroquo.. Ne manquez pas la suite... À bientôt!

___* Les citations encadrées de barres obliques renvoient à l'essai Jack Kérouac, de Victor-Lévy Beaulieu, qui nous sert de guide.

___ Notes. La photo, à gauche, est celle de la famille Kerouac. À droite, la maison dans laquelle est né Jack. La maison retapée... «La maison de naissance», reproduite dans l'essai de VLB, a une toute autre allure. Visiblement, le 9 Lupine Road, est une maison de pauvres... avec des «chars» garés dans la rue et dans une cour voisine.

dimanche 14 juin 2009

Extraits de La route de Cormac McCarthy

Je vous donne à lire quelques extraits... J'ai fui, vaillamment, les passages les plus morbides. Souviens-toi, ô lecteur, ô lectrice, que le père dit à son fils: «Rappelle-toi que les choses que tu te mets dans la tête y sont pour toujours». En fait, sur les 256 pages... il fallait bien choisir.

«Quand il se réveillait dans les bois dans l'obscurité et le froid de la nuit il tendait la main pour toucher l'enfant qui dormait à son côté. Les nuits obscures au-delà de l'obscur et les jours chaque jour plus gris que celui d'avant. Comme l'assaut d'on ne sait quel glaucome froid assombrissant le monde sous sa taie. A chaque précieuse respiration sa main se soulevait et retombait doucement. Il repoussa la bâche en plastique et se souleva dans les vêtements et les couvertures empuantis et regarda vers l'est en quête d'une lumière mais il n'y en avait pas. Dans le rêve dont il venait de s'éveiller [...]
A la première lueur grise il se leva et laissa le petit dormir et alla sur la route et s'accroupit, scrutant le pays vers le sud. Nu, silencieux, impie. Il pensait qu'on devait être en octobre mais il n'en était pas certain. Il y avait des années qu'il ne tenait plus de calendrier. Ils allaient vers le sud. Il n'y aurait pas moyen de survivre un autre hiver par ici. Quand il fit assez clair pour se servir des jumelles il inspecta la vallée au-dessous. [...]
Puis il resta simplement assis avec les jumelles à regarder le jour gris cendre se figer sur les terres alentour. Il ne savait qu'une chose, que l'enfant était son garant. Il dit: S'il n'est pas la parole de Dieu, Dieu n'a jamais parlé.[...]
Il regardait le petit et regardait au loin entre les arbres vers la route. Ce n'était pas un endroit sûr. On pourrait les voir depuis la route maintenant qu'il faisait jour. Le petit se tourna dans les couvertures. Puis il ouvrit les yeux. Salut, Papa, dit-il. [...]
La route était déserte. En bas dans la petite vallée l'immobile serpent gris d'une rivière. Inerte et exactement dessiné. Le long de la rive un amoncellement de roseaux morts. Ça va? dit-il. Le petit opina de la tête. Puis ils repartirent le long du macadam dans la lumière couleur métal de fusil, pataugeant dans la cendre, chacun tout l'univers de l'autre.
Ils franchirent la rivière sur un vieux pont en béton et quelques kilomètres plus loin ils arrivèrent devant une station-service au bord de la route. Ils firent halte pour l'examiner. Je crois qu'on devrait aller voir, dit l'homme. Y jeter un coup d'œil. L'herbe guéable tombait en poussière sous leurs pieds. Ils traversèrent l'aire de stationnement à l'asphalte défoncé et trouvèrent la citerne des pompes. (...) Il traversa la pièce et se planta devant le bureau. Puis il souleva le combiné du téléphone et composa le numéro qui avait été le numéro de son père en des temps très anciens. Le petit l'observait. Tu fais quoi? dit-il.
Trois ou quatre cents mètres plus loin sur la route il s'arrêta et regarda par-dessus son épaule. On ne réfléchit jamais assez, dit-il. Il faut qu'on fasse demi-tour. (...) Une fois dans l'aire de service il traîna dehors le fût en acier et le renversa et sortit toutes les bouteilles d'huile en plastique d'un litre. (...) De l'huile pour leur misérable petite lampe, de quoi éclairer les longs crépuscules gris, les longues aubes grises. Tu vas pouvoir me lire une histoire, dit le petit. Hein, Papa? Oui, dit-il. Bien sûr. [...]
Il sortit les jumelles du caddie et resta sur la route à scruter la plaine là où la forme d'une ville apparaissait dans la grisaille comme une esquisse au charbon de bois tracée sur les terres dévastées. Rien à voir. Aucune fumée. Je peux regarder? dit le petit. Oui. Bien sûr. S'appuyant contre le caddie, le petit ajusta la molette. Qu'est-ce que tu vois? dit l'homme. Rien. Le petit abaissa les jumelles. Il pleut. Oui, dit l'homme. Je sais. [...]
Il avait apporté le livre du petit mais le petit était trop fatigué pour lire. On peut laisser la lampe allumée jusqu'à ce que je m'endorme? dit-il. Oui. Bien sûr.
Il mit longtemps à s'endormir. Au bout d'un moment il se tourna et regarda l'homme. Dans la faible lueur son visage marqué des stries noires de la pluie pareil au visage d'un comédien du monde anti- que. Je peux te demander quelque chose? dit-il.
Oui. Évidemment.
Est-ce qu'on va mourir?
Un jour. Pas maintenant.
Et on va toujours vers le sud.
Oui.
Pour avoir chaud. Oui.
D'accord
D'accord pour quoi?
Pour rien. Juste d'accord.
Dors maintenant.
D’accord
Je vais souffler la lampe. D'accord?
Oui. D'accord.
Et plus tard dans l'obscurité: Je peux te demander quelque chose?
Oui. Evidemment
Tu ferais quoi si je mourais?
Si tu mourais je voudrais mourir aussi.
Pour pouvoir être avec moi?
Oui. Pour pouvoir être avec toi
D'accord. [...]
Il s'était réveillé avant l'aube et regardait poindre le jour gris. Lent et presque opaque. Il se leva pendant que le petit dormait et il mit ses chaussures et enveloppé dans sa couverture il partit entre les arbres. Il descendit dans une anfractuosité de la paroi rocheuse et là il s'accroupit et se mit à tousser et il toussa pendant un long moment. Puis il resta agenouillé dans les cendres. Il leva son visage vers le jour pâlissant. Il chuchota: Es-tu là? Vais-je te voir enfin? As-tu un cou que je puisse t'étrangler? As-tu un cœur? Maudit sois-tu pour l'éternité as-tu une âme? Oh Dieu, chuchotait-il. Oh Dieu. [...]
L'homme tira l'enfant contre lui. Rappelle-toi que les choses que tu te mets dans la tête y sont pour toujours, dit-il. Il faudra peut-être que t'y penses
Il y a des choses qu'on oublie, non?
Oui. On oublie ce qu'on a besoin de se rappeler et on se souvient de ce qu'il faut oublier. [...]»
La Route de Cormac McCarthy a été publié aux Éditions de l'Olivier.

samedi 13 juin 2009

The Road. La filière américaine. Dead end. (3)

Se suivent dans la filière américaine, à 50 ans d'intervalle, Jack London et Jack Kerouac. Tous deux ont pris la route et parcouru les États-Unis d’Amérique, au gré des rencontres et des moyens de déplacement. Deux sans-le-sou avides de découverte. Tous deux, conteurs et personnages de leurs propres aventures, pour ne pas dire de leur «vécu». Dans le roman The Road, de Cormac McCarthy, 50 ans après Jack Kerouac, deux personnages se mettent en route –l’auteur, lui, ne prend pas la route comme ses prédécesseurs.

Ils n’ont pas choisi la route, ils ne courent pas à l’aventure, ils veulent, simplement, survivre. Finie l’insouciante jeunesse! Finies les «folleries»! La [dernière] Route mène à l’impasse. Dead end. Mais quelle route? À l’époque de Jack London, on réclamait des routes, à celle de Jack Kerouac, on roulait sur les routes. Depuis une épouvantable catastrophe qui a frappé le pays, il n’y en a plus de routes, plus de «Highways», de US Route 66, orgueil des Américains. Plus de trains, plus d’autos. RIEN. Il n’y a plus rien : tout est calciné, les maisons et les commerces sont vides. Des morts ici et là. Plus personne, c’est «vide de monde». Si… mais ce sont des «mangeurs d’hommes», des anthropophages… des hordes qui commettent les pires exactions: des «méchants». Il n’y aura pas de «gentils».

Dans ce roman, il n’y a plus de héros, que l’homme et l’enfant, le papa et son petit, sans visage, sans identité. Ils marchent sur un épais tapis de cendres. Ils avancent péniblement poussant un charriot rempli d’objets hétéroclites, une lanterne, une bâche en plastique, des couvertures. Ils cherchent de la nourriture, mangeant ce qu’il trouve et évitant d’être mangés… Le froid, l’humidité, la faim, la peur au ventre –toujours creux- les assaillent. Ils sont délabrés, ils sont sales, ils sentent mauvais. Dans un état pire que celui des «hoboes»…

Ils se dirigent vers le sud pour rejoindre la mer.
Leur seule planche de salut. Leur seule espérance, symbolisée par le bleu azur de cette mer qu'ils verront, enfin..., tranchant sur les jours sombres, et les nuits noires. C’est si peu demandé… et c’est si durement gagné. Hélas, trois fois hélas, ils aboutiront sur un sinistre rivage, battu par les vents, balayé par un puissant ressac, face à une mer hostile couleur d’encre. Coincés, sans retour, au fond d’une impasse. Dead end.

Réclamer, bâtir, détruire: en trois générations.
Celle de Jack London, celle de Jack Kerouac, et la nôtre avec son incurie. Si la tendance se maintient… une catastrophe pourrait bien se produire. McCarthy serait-il un visionnaire? Nous sert-il un coup de semonce? La terre n’a pas besoin de l’homme pour continuer, c’est le contraire! «Nous souhaitons tous, dit Hubert Reeves, que les êtres humains prennent en main leur propre sort pour arrêter cet engrenage de la détérioration.»

La «non-histoire», si je puis dire ainsi, est rendue par une écriture qui la répercute et l'amplifie. Et qui accentue sa charge émotionnelle. Une écriture sèche, saccadée. Des phrases courtes, à bout de souflle. Des dialogues brefs, répétitifs. Le texte dégage une musique a cappella, scandée comme une litanie.

Les deux «pénitents» s'avancent couverts de cendres, victimes expiatoires des destructeurs de leur monde. Au bout de leur horrible «pélerinage», ils paieront de leur vie ce que d'autres ont détruit avant eux.
Un lourd tribut exigé de la part d'un enfant innocent, qui ne sait rien du monde d'avant, du monde du gaspillage, de l'écurie et de la violence. Un enfant qui ne verra pas la mer bleu azur...