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vendredi 10 avril 2009

Et ce monde étrange continue de tourner

Seul dans le noir, de Paul Auster, Traduit de l'américain par Christine Leboeuf , Éditions Actes Sud/Leméac, 182 pages.

«Seul dans le noir, je tourne et retourne le monde dans ma tête tout en m'efforçant de venir à bout d'une insomnie, une de plus, une nuit blanche de plus dans le grand désert américain. À l'étage, ma fille et ma petite-fille sont endormies, seules, elles aussi, chacune dans sa chambre: Miriam, quarante-sept ans, ma fille unique, qui dort seule depuis cinq ans, et Katya, vingt-trois ans, la fille unique de Miriam, qui a dormi quelque temps avec un jeune homme du nom de Titus Small mais Titus est mort et maintenant Katya dort seule avec son coeur brisé.» Ainsi commence le roman.Ce court paragraphe situe le contexte de l'histoire, cerne les personnages, donne le ton.

La nuit, pour tromper son insomnie et éviter de penser à sa vie passée, le vieil homme, August Brill, rendu infirme par un accident de voiture, imagine des histoires.Une nuit, il invente une histoire d'une guerre civile américaine, qui se déroule dans un monde parallèle. L'anti-héros, Owen Brick, magicien de métier, y est parachuté malgré lui au cours de son sommeil. Il se réveille dans un trou*, les Tours Jumelles sont toujours debout, la guerre en Irak n'a pas eu lieu. Déstabilisé, il se voit confier une mission moralement impossible: tuer l'homme qui invente cette histoire et la fait ainsi advenir. Il s'attend au pire, et le pire arrive!
Le jour, August regarde, en rafale, des films avec Katya, qui veut enfouir les images atroces de l'exécution de Titus qui lui collent à la rétine, sous une couche d'autres films. Dans ce monde réel, le 11 septembre et la guerre en Irak ne sont pas des fictions, ni toutes les autres guerres avec leur lot de misères humaines et d'exactions. Miriam, elle, se réfugie dans l'écriture: une biographie de Rose Hawthorne.

Ce roman est une catharsis. Avant tout, pour l'auteur et les Américains, mais aussi pour nous tous qui assistons, impuissants, aux atrocités de la guerre, et qui nous nous souvenons de celles du passé. Paul Auster nous rafraîchit la mémoire (tout comme Michel Quint). De sa fenêtre, il a vu l'explosion des Tours; ce jour-là, sa fille devait passer près d'elles, à l'heure de l'explosion; pendant des jours, son quartier a été envahi par la fumée. Nous avons vu les Tours exploser, des occupants sauter dans le vide, etendu des cris de détresse, des pleurs, nous avons vu le trou béant. Un traumatisme, une onde de choc: sédormais, nous savons que nous sommes vulnérables.

La fuite en avant d'August, Miriam et Katya illustrent bien la dérobade face aux dures réalités de la vie: mortalité, divorce, assassinat. Chacun, à sa manière vit à côté de ses pompes. On se reconnaît dans l'un ou l'autre de ces personnages. En effet, à un moment ou l'autre, on voudrait «fuir, s'éfuir, s'enfuir»** À la fin, le vieil homme sera libéré de lui-même et du poids de son passé. L'espoir en des jours meilleurs pour le grand-père, sa fille et sa petite-fille poindra au petit matin. Le sortilège sera rompu par la parole. Et alors, la lumière chassera les ténébres.

Ce roman, marqué par l'Histoire en écho avec la vie quotidienne, nous interpelle. C'est un roman unique, troublant, qui saura vous surprendre et vous émouvoir. En le lisant, vous en découvrirez les subtilités et vous serez touché par la compassion qui s'en dégage.
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*Comme dans Effroyables jardins de Michel Quint; mais là, c'était le monde réel.
**Expression tirée de La Grande Tribu de Victor-Lévy Beaulieu.

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