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samedi 7 novembre 2009

Paradis, clef en main -Nelly Arcan

«Paradis, clef en main», de Nelly Arcan (2009). Alertée par la note, «En bref - Extrait du dernier roman de Nelly Arcan» (Le Devoir, 15 octobre 2009), je me suis empressée de lire l'extrait, sur mon écran, de «Paradis, clef en main» publié aux éditions «Coups de tête». Imprimé, relu, annoté dans le but de le commenter... j'ai déposé l'extrait dans un tiroir. Je n'étais pas prête. Le trop-plein d'émotion, le trop-près du drame sont de mauvais conseillers, ils risquent de biaiser l'analyse d'un texte, à ce que je pense. Tout roman est fiction, il faut donc lire le roman «Paradis, clef en main» sous cet angle.

«Paradis, clef en main» est une compagnie (cie). Sa mission -pour reprendre le jargon organisationnel- est d'organiser le suicide de ses clients. N'est pas client qui veut! N'est pas client qui paie! Tout de même! La cie impose une condition sine qua non: que le désir de mourir soit incurable. Autrement dit: que la vie soit devenue une maladie incurable. Bien organisée, la cie possède un comité de sélection qui fait passer au client potentiel des tests, des épreuves: un rituel courant, quoi! «Business as usal»... Sélectionné, le client choisit son forfait, et "Paradis" s'occupe de tout, pour vous. La cie possède de l'expertise technique, le «know how», résultat... garanti.
  • «Cette compagnie pro-choix intouchable, parce que impeccablement organisée, qui vous monte de toutes pièces une mort réfléchie, choisie et payée par volonté, affirment-ils, de vous conserver intacte une dignité dans la détestation de vous même, dans la violence du dernier souffle arraché, tout ça de manière sécuritaire, efficace et hygiénique, je l'ai vue de trop près pour l'oublier.»
  • «Monsieur Paradis est le père incontesté de la compagnie, le fondateur de l'usine à morts volontaires qu'est Paradis, clef en main. [...] Son audace (c'est le premier à offrir de tels... services) lui est venue après que son fils, suicidaire depuis l'enfance ... s'est tué de manière si sanglante que sa mort ne pouvait être un message qui lui était adressé.»
On voit que la narratrice n'achète pas argent comptant tout ce que dit ou fait Monsieur Paradis. Au contraire, elle lui «organise le portrait*», car elle bien compris de quoi il en retournait. Non pas pour se venger de «s'être faite organisée*», mais parce qu'elle est lucide et informée. Une femme intelligente au franc-parler.

Antoinette Beauchamp
est la narratrice du roman, celle que la technique, supposément, bien rodée de «Paradis, clef en main» a ratée et rendue paraplégique, il y deux ans. «Une erreur inexpliquée» dit-elle laconiquement. Antoinette avait choisi la guillotine, d'où le lien -on le comprend- avec la belle reine Marie-Antoinette. Sa mère réduira son nom en Toinette, et sa fille paraplégique en toilette (les toilettes), tant elle méprise ce corps abîmé, à demi mort.

Trois belles femmes: la reine de France, Antoinette et sa mère à qui elle ressemble comme deux gouttes d'eau. «Je reconnais mon visage en le sien, mes cheveux en les siens, mes épaules, mes seins inexistants
  • Je reconnais mes jambes perdues en celles que ma mère porte encore et actionne comme si je n'étais pas paraplégique.
  • La peau de son visage éclairée par le soleil est lisse et sans rides malgré ses cinquante-huit ans. La dernière technique de sablage sans temps de récupération donne des résultats impeccables, elle est accessible à tous ceux qui en ont les moyens.
  • Ma mère a les moyens de tout, à commencer par la jeunesse éternelle de l'épiderme.
Chevelure abondante brun foncé, sans un cheveu blanc (grâce à Dragonax), les yeux verts, portant des talons hauts, la mère d'Antoinette a fondé «une compagnie de cosmétiques vendus partout dans le monde appelée Face The Truth.» De là, Antoinette dénonce, sans forcer, l'industrie de la beauté qui façonne le corps de femmes pour le rendre conforme aux desiderata des autres, tout comme le regard implacable sur le corps de la femme, de la femme devenue objet.
La belle et jeune femme méprise son corps dont elle est prisonnière. Elle veut l'avilir ce corps (excréments, vomissures), elle veut «se» vomir, elle veut vomir sa mère. Des images fortes qui expriment le total rejet de soi, et l'effet miroir mère-fille. Et une relation mère-fille houleuse, faite de haine et d'amour, exprimée en terme de gémellité**.
  • Ma mère et moi, on forme un couple de siamoises. Les couples qui se disputent se disputent selon un schéma de pas de danse qu'ils respectent au pied de la lettre sans le savoir.
  • Avec ma mère, c'est ainsi. On forme un couple comme un tronc bicéphale à sens unique: le sien, à elle. L'absence de réciprocité a toujours été notre lien le plus fort.
  • Ma mère, je ne peux pas l'aimer. Ce n'est pas contre elle. Ce n'est pas une manière d'enfant gâtée de tester son endurance comme celle de Job.
  • Ma mère, je ne peux pas la haïr non plus. C'est ça le pire. Se battre contre, c'est japper à contre-courant, c'est ouvrir grand la gueule sur sa propre gueule mordue et grande ouverte.
Pourtant, Antoinette ne va pas sombrer. Elle va se tourner vers la vie. Elle va tourner son regard vers l'avenir. Dans les jours sombres qu'elle traverse péniblement, la vie finira par se faufiler. Un évènement survient qui changera le cours des choses.
Tel un phénix, Antoinette renaîtra de ses cendres.
Ce roman d'ombre et de lumière où la lucidité s'inscrit en filigrane est traversé d'observations fines, d'ironie et de pointes acérées. Il pétille d'intelligence et de culture -Antoinette est sûrement une grande lectrice. Il évite le piège du prêchi-prêcha dans lequel le roman aurait pu tomber par moments.
L'écriture est belle. Les mots résonnent sans concessions. Un chat est un chat; on appelle un chat, un chat. Les phrases, courtes ou longues, épousent le texte et lui donne un rythme. Fait rare dans un roman, les rouages d'une compagnie commerciale sont utilisés à bon escient.

Conseil de lecture
Je n'hésite pas à vous recommander ce livre.
[] Pour son
écriture maîtrisée, pareille à nulle autre. Un bon roman se remarque, d'abord et avant tout, à son écriture. Un chant particulier s'élève des pages de ce roman. Une belle écriture.
[] Pour son sujet traité d'une façon originale, unique. L'ex-suicidée raconte sa vie en 3 étapes qu'elle entremêlent: avant l'achat de son forfait chez «Paradis, clef en main; le dit forfait et la livraison du «produit défectueux» avec mention «ne peut être échangé»; et sa deuxième vie, sa re-naisssance. Ce n'est pas banal.
[] Pour son emploi du «je». Il ne suffit pas de raconter au «je», sous-entendant «je suis à nul autre pareil». La nature humaine... c'est la nature humaine, elle appartient au règne animal. Rien à faire. C'est comme ça. Il est impérieux que ce «je» de la narration veuille, subtilement, dire «nous». «Je, c'est nous, les humains». Relisez l'entame du roman: elle est re-mar-qua-ble. «On a tous déjà pensé se tuer... Ça vient, ça prend à la gorge, et ça passe. Dans le meilleur des cas.» Et puis, un enchaînement: «Il y a des gens pour lesquels ces pensées ne passent pas. Elles coincent dans l'embrayage...» Plus loin: «Des gens comme moi.» On a tous... vous et moi!

«Aux romanciers bien nés, la valeur n'attend pas le nombre de romans!»
Pierre Corneille, pour Livranaute.
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Psitt! Sur mon blogue siamois, Littéranaute, je signale des articles à lire, et donne le lien où trouver un long extrait du roman.
* Au Québec, signifie lui régler son compte avec ou sans coups de poings. La plupart du temps, des coups de gueule suffisent. Se faire organiser signifie se faire rouler, être dupé.
** Je vous réfère au livre «Le mystère des jumeaux», de Marie Noëlle Imbert et Nils Tavernier dont j'ai parlé sur Littéranaute , dans mon billet du 15 septembre 2009. Il est ici, car il existe n'en déplaise à Blogger.