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mercredi 12 janvier 2011

Extraits. La constellation du lynx- Louis Hamelin, Éditions du Boréal

En complément à mon blogue publié récemment sur Littéranaute, je vous invite à lire des extraits tirés du livre de Louis Hamelin. Une histoire, un triller -devrais-je dire- à vous couper le souffle; des dialogues qui sonnent vrais; des personnages crédibles; une écriture vive et poétique. Un bonheur de lecture! Quoi de mieux pour commencer l'année 2011...

Extraits. La constellation du lynx- Louis Hamelin, Éditions du Boréal
En exergue
Pour eux aussi l’histoire n’était que contes pareils à
ceux qu’on a trop entendus.
Joyce, Ulysse

Des agents infiltrent sans cesse le camp adverse et
le discréditent par excès de zèle; plus exactement,
les agents savent rarement pour quel camp ils travaillent.
Burroughs, Lettres

Les personnages
Les terroristes
Cellule Rébellion
Lancelot
Corbeau
Justin Francoeur
Élise Francoeur
François Langlais, alias Pierre Chevrier
Nick Mansell
Cellule Chevalier
Jean-Paul Lafleur
René Lafleur
Richard Godefroid
Benoit Desrosiers
La délégation étrangère
Francis Braffort (Paris)
Luc Goupil (Londres)
Raymond Brossard, alias Zadig } (Alger)
Daniel Prince, alias Madwar

Les littéraires
Chevalier Branlequeue, éditeur, poète, prof de littérature
Samuel Nihilo, tâcheron de la plume
Marie-Québec Brisebois, femme de théâtre
Frédéric Falardeau, chercheur

Et les autres
Général Jean-B. Bédard, chef militaire
Marie-France Bellechasse, étudiante
Bobby, agent de la CATS (Combined Anti-Terrorist Squad)
Raoul Bonnard, artiste de variétés
Maître Mario Brien, avocat des terroristes
Jacques «Coco» Cardinal, militant indépendantiste
Madame Corps, ex-femme de Coco
Marcel Duquet, militant indépendantiste
Maître Grosleau, procureur de la Couronne
Dick Kimball, Américain tranquille
Colonel Robert Lapierre, conseiller politique, éminence grise, etc.
Paul Lavoie, otage
Claude Leclerc, capitaine de police
Jean-Claude Marcel, député d’arrière-ban, ami de Paul Lavoie
Miles «Machine Gun» Martinek, sergent-détective de l’escouade
de sécurité (Sûreté du Québec)
Gilbert Massicotte, lieutenant-détective à la CATS
Rénald Massicotte, livreur de poulet chez Baby Barbecue
Bernard Saint-Laurent, sympathisant du FLQ
Giuseppe Scarpino Luigi Temperio } hommes d’affaires
John Travers, otage
Albert Vézina, premier ministre du Québec

La chronologie
[] 5 octobre 1970: Enlèvement du délégué commercial de Grande-Bretagne, John Travers, par le Front de libération du Québec.
[] 10 octobre: Enlèvement du numéro deux du gouvernement québécois.
[] 15 octobre: La Force mobile de l’armée canadienne intervient au Québec.
[] 16 octobre: Proclamation de la Loi sur les mesures de guerre par le gouvernement central du Canada; suspension des libertés civiles; près de 500 citoyens détenus sans mandat…
[] 17 octobre: Le corps du numéro deux est retrouvé dans le coffre d’une voiture.

La table des matières
Chapitre 1: Une histoire de poulets...... 15
Chapitre 2: La constellation du Lynx.. 167
Chapitre 3: Zopilote........................... 365
Note de l’auteur................................ 593

Les extraits
L'Avenir (Québec), été 1975
Je m'appelle Marcel Duquet et je vais mourir dans environ cinq minutes. Le ciel est bleu, le soleil brille, les corneilles ressemblent à des voilettes de bonnes sœurs qui partent au vent et j'aime bien le grondement du tracteur, la manière dont il me remplit les oreilles pendant qu'un autre rang de foin se couche sous la faux. J'ai quarante-deux ans, un rond chauve au sommet du crâne et il fait si chaud que j'ai l'impression d'être un de ces prisonniers que les Indiens scalpaient et pendaient par les pieds au-dessus d'un lit de braises jusqu'à ce que leur cerveau se mette à bouillir. Le foulard noué autour de ma tonsure est d'un rouge plus vif que la peinture du Massey Ferguson, il doit faire une tache bien visible contre le vert de l'érablière et le bleu du ciel pendant que je me revire au bout du champ.

Maintenant que je fauche en descendant, je l'aperçois tout d'un coup qui marche au milieu des foins coupés. Le gros Coco. L'impression que mon cœur juste là s'arrête de battre. Puis, ça repart: pensées, la salive dans ma bouche, une famille de corneilles. D'une certaine manière, je sais déjà ce qu'il me veut. Je regarde autour de moi, rien que le champ délimité par le vieux perchis de cèdre, le bois de trembles et de sapins, puis l'érablière, plus haut la couche épaisse de bleu, la rivière invisible, au bout de la terre. Devant, au gros soleil, il y a Coco Cardinal qui s'avance dans le champ, tout rouge, la face en sueur, trop gros, penché, les mains qui battent l'air, le souffle court. J'ai mis pied à terre et laissé tourner le moteur du tracteur. Je marche vers Cardinal, qui s'est arrêté un peu plus loin et qui grimace à cause du soleil, de la trop forte lumière, qui m'attend. Le temps de franchir la distance qui me sépare de lui, je torche les rigoles de sueur brûlante sur mes paupières et mon front. Je laisse un espace de trois pas entre nous. J'avale ma salive. J'arrive à sourire.

-= Eh, Coco. Ça fait longtemps...
Il hausse les épaules. Il sue comme un cochon, tout dépoitraillé dans sa chemise d'été trempée aux aisselles. Il pompe l'huile, les poumons lui sortent par le nez. Ses yeux rouges comme des fourmis veulent lui décoller de la tête. Juste avant qu'il ouvre la bouche, un poing noir se referme sur mes tripes.

-=  Pis, mon Marcel? T'étais pas bien en prison? J'espère qu'ils ont pris un manche à balai pour t'enculer...
Il se trouve drôle. Il ricane, Coco. Je jette un nouveau coup d'œil aux alentours, sur le beau foin debout, c'est plus fort que moi. Personne en vue. Mon cœur cogne dur, mais je l'entends à peine. J'ai de la misère à bouger. Mais comme je l'ai dit, j'arrive à sourire.

-= Passé à travers, comme tu vois...
Il renifle un coup, deux coups, il n'arrête pas, des tics plein la figure. Encore cette saloperie. Pendant qu'il renifle, on dirait qu'il réfléchit. Je me demande si je n'aurais pas dû en profiter. Prendre les devants, lui sauter à la gorge, qu'on en finisse, d'une manière ou d'une autre. J'ai laissé passer ma chance.

-= J'en connais qui disent que tu parles trop. Que depuis que t'es sorti, t'es devenu une vraie pie...
J'essaie d'avaler, rien à faire. Il crache par terre.

 -= Une maudite pie!
Il n'a pas sa voix normale. Je fais un geste comme pour protester, mais mon bras a l'air de peser une tonne. Le sien, c'est le contraire: il bouge avec la rapidité d'un cobra et il y a main- tenant un revolver accroché au bout. Je sens un rond de métal froid se poser sur mon front, qui suce tout ce que j'ai à l'intérieur. Mon cerveau qui fond comme un glaçon, rond, front. Rien d'autre.

-= L'autre chose, mon chien, c'est que tu m'as volé ma femme...
J'essaie de dire non, mais je réussis seulement à secouer la tête, mais pas trop, à cause du froid du métal sur ma peau, toujours là, et qui fait que tout ce qui m'arrive se passe maintenant très loin de moi, de ma tête qui retombe, qui part tout doucement vers l'avant et le rond noir qui me rentre dedans plus dur et profond, au milieu du front, dans ma peau labourée par le soleil. L'excitation de sa grosse voix sale.

 -= À genoux, Duquet! Envoye, à genoux devant moi! Et je te le dirai pas deux fois...
Je me laisse tomber et c'est comme un soulagement, je commence à dire pardon, je veux le dire, les yeux levés, à travers cette vallée de larmes, vers le canon qui creuse son trou dans le silence, ce point aveugle du champ, noir de lumière oubli, de soleil terre chaude. Les foins debout et ceux couchés par la faucheuse. Le grand éblouissement.
Sous la roue arrière du tracteur, le crâne fait entendre un bref craquement de noix de coco fendue, suivi d'un écœurant gargouillis d'os broyés et de matières en bouillie. Cardinal remet l'engin au neutre, puis saute à terre et, comme fou, la respiration hachée, s'empare des jambes qu'un ultime spasme agite, un interminable frémissement. Il tremble de tous ses membres tandis qu'il s'efforce d'ajuster le pied gauche à la pédale de frein.

Une fois son œuvre accomplie, il s'éloigne de quelques pas, se retourne, presque calmé, les jambes en coton comme après avoir baisé. Et maintenant, il examine d'un œil critique la composition du tableau. Coco ferme les yeux, se masse les paupières, les rouvre, nouveau coup d'œil. Il hoche la tête, du beau travail, respire à fond. Tire un sachet en plastique de sa poche de chemise et un tronçon de paille biseauté et s'envoie une bruyante reniflette à même le contenant.

Puis, il tourne le dos à la scène et contemple un instant le panorama de champs cultivés, de boisés de ferme, de granges peintes dans des tons de rouge qui vont du framboise au sang séché et de silos étincelants, qui s’étend à ses pieds et jusqu’à l’horizon.Derrière lui, le moteur du tracteur continue de tourner. Un dernier coup d’oeil et pas question de traîner dans le coin. Il décide de regagner le chemin de rang à couvert, par le champ voisin, en suivant, invisible de la route, cette rangée d’ormes et d’aubépines, de pommiers sauvages. Il arrive devant la clôture de cèdre, qu’il enjambe, et tandis qu’il s’écartèle pesamment au-dessus des piquets noueux sculptés par les intempéries, de la couleur du granit appalachien, il songe à l’expression clôture de lisses. C’est ainsi qu’on appelle les perchis de cèdre dans la Baie-des-Chaleurs. Langage maritime. Et les bateaux, Coco, il aime bien.

Villebois, nord du 49e parallèle, l’hiver 1951
La cabane est bâtie en rondins non équarris et calfeutrée avec de la sphaigne sèche. Murs gris sombre qui tranchent sur la neige, dans l’air glacé une odeur de fumée de bois, de résineux et de graisse animale rancie. La cheminée, un tuyau de tôle auquel est accroché un plumeau d’une blancheur éthérée et crasseuse.Un panache de caribou est cloué en haut de la porte. Aux murs, des peaux de castors, côté chair exposé, tendues dans des cadres faits de baguettes de bouleau. C’est un des tout premiers souvenirs de Godefroid.

Le lac. La cabane du trappeur.
Ce pays, c’est celui où les chiens quand on les détache deviennent des loups.Celui des barges qui descendirent la rivière avec les meubles des familles des vieilles paroisses entassés sous des bâches au fil du courant. La rivière Turgeon était large comme huit boulevards, entrecoupée de rapides qui secouaient le chaland comme une vieille guimbarde sur un mauvais chemin de terre. Deux cents kilomètres plus loin, elle rejoint la Harricana, dont les eaux roulent vers le nord. On est dans le bassin versant de la baie d’Hudson, là où la dernière poignée de lots a été octroyée, bien au nord de la voie ferrée. Dans ces forêts noires qui épuisent le ciel et sapent l’horizon. Ce pays où seuls les canots de maître des trafiquants de fourrures étaient passés avant eux, et les tribus éparses des nations de la taïga errant à la recherche des dernières cabanes de castors. À des jours de marche et de pagaie encore des collines de Muskuchii et des vastes marécages où nagent les oies bleues. Personne n’irait s’établir plus loin.

Le père de Godefroid avait été journalier, chômeur, manœuvre, il avait rempli un questionnaire du ministère des Terres et Forêts, reçu 800 belles piastres, une tape dans le dos et une terre noire dans les brûlés à perte de vue du nord de l’Abitibi. À quel moment avait-il craqué? Quand était-il devenu cet homme silencieux et renfrogné, un vaincu? C’est sa femme qui avait sauvé le ménage en acceptant le poste d’institutrice, au village: 700 dollars par année, un toit sur la tête, plus vingt cordes de bois de chauffage. Les chiens jappent, ce jour-là. Dans la neige devant la cabane du trappeur, ils aboient comme fous. Pendant que la mère de Godefroid enseigne sa classe de têtes de pioche, son père rend visite au trappeur dans sa cabane au bord du lac, il apporte une bouteille de Seagram’s, il l’écoute montrer ses secrets. Le X de brindilles placé sous le collet pour forcer le lièvre à sauter droit dedans. Quand tu tires sur des perdrix branchées, commence par celle du bas, pour qu’elle n’effraie pas les autres en tombant. Ce pays est celui où les loups courent au bout de la terre et les chiens, les chiens deviennent fous. Le trappeur doit les écarter à coups de pied pour frayer un chemin au père, jusqu’à la porte, le gamin sur les talons.

-= Qu’est-ce qu’ils ont, tes chiens, aujourd’hui, Bill? 
Et Bill se contente de ricaner. Ses dents de la couleur du tabac. Il regarde le garçon, ensuite le père, et de nouveau le garçon, puis il dit:

-= Viens. Je vais te montrer quelque chose… 
À l’intérieur, des pièges d’acier pendent au bout de leurs chaînes à des clous fichés dans les poutres. Une peau de loutre tannée, lustrée, somptueuse. Une odeur épaisse faite de viande faisandée et d’intestins crevés, de sueur, de laine mouillée, souillée et roussie, de fourrure humide, de fumée de tabac, de thé refroidi, de feu de bois. D’urine aussi et d’autre chose, de plus doux et insidieux, que les hommes sentent tout de suite: la peur. Dehors, les chiens continuent de hurler à la mort. Le trappeur, lentement, se tourne vers le fond de la cabane. Les deux autres, le père et le fils, suivent son regard. En passant la porte, ils ont perçu la présence chaude et obscure, maintenant, ils contemplent l’animal. Sa face de sphinx encadrée de favoris dignes d’un banquier de Dickens, aux oreilles couronnées de touffes de poils hirsutes. Et les yeux, comme deux grands lacs d’ambre qui les avalent. Le lynx est dans l’ombre, assis sur son arrière-train, un collier de chien serré autour d’une patte et relié à la chaîne d’une laisse solidement fixée à une poutre du campe. À l’affût du moindre mouvement, il fixe les trois humains avec une intensité dévorante. Bouche bée, le père se tourne vers le trappeur, qui garde ses yeux plongés dans ceux du gros chat.

-=  Veux-tu l’avoir? demande Bill au bout d’un moment.

-= Es-tu fou?
Le coureur de bois allonge le bras, attrape une bouteille de brandy sur une planche servant d’étagère, dévisse le bouchon et avale une rasade. Il tend la bouteille au père, qui préfère passer son tour. Puis, il regarde le gamin. Il lui sourit, un rictus de tous ses chicots.

-= Ça goûte le poulah…, dit-il.
L’enfant détourne les yeux et ne répond rien. Il regarde le lynx.

-= Il veut pas être mon ami, dit Bill en hochant la tête.

-= Qui ça? demande le père.

-= Lui, là, répond Bill. Il montre le lynx.
Puis, nouveau coup de brandy. Les huskies dehors aboient, aboient, ils aboient à mort. Le trappeur boit sec, une nouvelle gorgée. Puis il refile la bouteille au père de Godefroid, qui, cette fois, l’accepte sans un mot.

Ensuite, Bill farfouille dans un coin, un coffre, trappes, couteaux, le bric-à-brac quotidien. Ils le voient maintenant enfiler des gants, de longs gants de protection qui lui vont au coude, taillés dans une étoffe épaisse, comme renforcée, en prenant bien son temps. On dirait des gants de soudeur. Lorsqu’il s’approche du lynx, celui-ci s’écrase au sol et recule sans le quitter des yeux vers le coin le plus éloigné qu’il peut atteindre puis, rendu au bout de la chaîne, il se ramasse sur lui même, les oreilles couchées, les yeux emplis d’une terreur meurtrière. Sans montrer aucune crainte, l’homme vient lentement s’accroupir devant lui. Un sifflement continu, doublé d’un grondement sourd et plaintif de matou s’échappe maintenant de la gueule et des entrailles de l’animal et emplit toute la cabane. Le masque de la bête s’écarquille, déformé par une tension extraordinaire pendant que l’humain et lui s’observent, sans bouger. Puis le premier d’un geste brusque empoigne à deux mains le cou du félin et en serrant le soulève peu à peu de terre. Les grosses pattes rondes labourent toutes griffes dehors les gants qui repoussent le chat, le tiennent à distance, à bout de bras. L’homme sans cesser de serrer et de raffermir sa prise se remet alors debout, on entend un drôle de gargouillis, deux tueurs enlacés, en une danse quasi immobile. Au cours de l’éternité qui suit, le père et l’enfant stupéfaits voient, dans le clair-obscur de la cabane, le loup-cervier passer progressivement de la lutte aux spasmes, ils peuvent suivre l’évolution du trépas sur sa figure énigmatique, la grimace figée, jusqu’à l’ultime trémulation qui secoue l’animal tout entier. Les jambes molles, complètement vidé, le trappeur tombé à genoux repose le fauve et l’allonge sur le plancher en terre battue devant lui. On l’entend haleter tandis qu’il retire ses gants, saisit tout doucement, ensuite, une des énormes pattes, fait jouer les muscles encore brûlants, sous la fourrure, les articulations comme d’une poupée, puis les mains s’égarent un instant dans les longs poils soyeux, en un geste d’une tendresse inouïe.»

}{

Autres livres de Louis Hamelin, un écrivain chevronné.
} La Rage, roman, Québec/Amérique, 1989; Boréal, coll. «Boréal compact», 2010.
} Ces spectres agités, roman, XYZ, 1991; Boréal, coll. «Boréal compact», 2010.
} Cowboy, roman, XYZ, 1992; Boréal, coll. «Boréal compact», 2009.
} Betsi Larousse ou l’ineffable eccéité de la loutre, roman, XYZ, 1994; Boréal, coll.
 «Boréal compact», 2009.
} Les Étranges et Édifiantes Aventures d’un oniromane, feuilleton, L’Instant même, 1994.
} Le Soleil des gouffres, roman, Boréal, 1996.
} Le Voyage en pot. Chroniques 1998-1999, Boréal, coll. «Papiers collés», 1999.
} Le Joueur de flûte, roman, Boréal, 2001; coll. «Boréal compact», 2006.
} Sauvages, nouvelles, Boréal, 2006.
} L’Humain isolé, essai, éditions Trois-Pistoles, 2006.

À noter: Le souci de l'environnement. Lisez cette page que vous ne lisez... pas toujours; peut-être même, jamais...
« mise en pages et typographie: les Éditions du boréal
achevé d’imprimer le septembre 2010 sur les presses de transcontinental Gagné à Louiseville (Québec).
Ce livre a été imprimé sur du papier 100% postconsommation, traité sans chlore, certifié ÉcoLogo et fabriqué dans une usine fonctionnant au biogaz.»

Résolution de l'année 2011
Je lirai, tu liras, il ou elle lira, nous lirons, vous lirez, ils liront
des livres durables, des livres à relire

Bonne lecture!

mercredi 15 décembre 2010

Jack Kerouac Blues - Jean-Noël Pontbriand / Extraits. Poésie

Juste pour vous, et en complément à mon message publié sur Littéranaute, le 16 décembre 2010, voici des extraits du livre de poésie Jack Kerouac Blues de Jean-Noël Pontbriand, publié aux Écrits des forges, l'éditeur de poésie.

On lit sur la quatrième de couverture:
Le présent ouvrage est son neuvième livre de poésie; il nous propose deux lettres-poèmes, l’une tentant de retrouver la parole tue de la mère, l’autre prenant Jack Kérouac à témoin d’un cheminement en poésie.
«Je suis plus seul que moi-même
et plus ombre que ma chair
le lointain m’arrive par une lettre que tu n’as pas
écrite mais qui bouge en ma voix
et dont je me souviens»

«Tu criais dans ton délire Jack
nventais des personnages à ta mesure
confondais le présent avec des bribes de souvenirs
l’échec d’un Québec perdu sans frontières»
Jean-Noël Pontbriand

Bref rappel
Jack Kerouac se présente comme un américano-canadien-français. Mais aussi comme un démocrato-cornoualo-bretono-aristo-iroquo. Il évoque ainsi, en condensé, sa généalogie. et sa multiple identité.
Mère, Gabrielle Lévesque, généreuse, aimante et protectrice, et compréhensive, espèrera, sans cesse, le retour de son Ti-Jean; elle l’accueillera à bras ouverts, et le soutiendra indéfectiblement. Il existait une grande complicité entre elle et Jack, qui exaspérait le père. Elle était une Canadienne française, Iroquoise, née au Québec, qui émigra avec mari et enfants aux États -comme on disait dans le temps.
Jack sera toujours fier de sa mère de sang mêlé qu’il appelle mémère –ce qui est bien canadien-français- avec une tendresse infinie.

Extraits
Jack Kerouac Blues de Jean-Noël Pontbriand.


En exergue
What is the thing called love
Cole Porter chanté par Billie Holiday
Des extraits de la lettre-poème

«En ce temps-là se confondait avec la douceur des astres
chaque étoile oubliée scintillait au fond du puits
Jack Kerouac cherchait son nom sur les routes poudreuses de l’Amérique
le Québec se mourait comme un soleil dans la neige
entre les ruines d’un vaisseau d’or et les ardeurs de l’hiver

l’Amérique flottait au-dessus de nos peurs
les fortunes s’accumulaient au fond des banques et des rêves
New-York était un dinosaure qui s’éveillant
rumeur des banquises et le cri des goélands au-dessus de Manhattan
avec Louis Armstrong éclaté dans une trompette
Billie Holiday courant aux enfers
avec sa voix usée et son en friche
pendant que tu mijotais dans le fons de Lowell Jack comme la bière
avec l’ombre de la mère posée sur tes épaules avec un peu de foklore aux lèvres
et le pied marin pour tout ce qui s’appelle route dont tu rêvais

and somewhere Québec was dying a sun in the snow
[…]

vieux Jack usé comme la misère et confus comme un enfant
ayant perdu la clef la porte le cadenas d’un pays chauve… d’ancêtres et d’histoire
tu ramassais les mots qui tombaient des tables d’Amérique
harcelant la mère comme un amant qui ne sait pas comment s’y prendre
plus perdu que la terre dans l’immensité du cosmos
plus fragile que le verglas plus nu que l’ozone

tous les mots que tu prononçais Jack étaient une plaie qui refuse
de guérir
un aveu qu’on ose avouer
maybe I’m just a Quebebecker who has forgotten his name

pauvre Jack orphelin de langue et de pays
exilé en toi-même avec la mer comme port d’attache et d’aventure
comme fascination
tu courais d’un désert à l’autre
jamais repu jamais rempli malgré le déluge de la bière

tu ne voyais pas venir le jour au fon de ton ivresse
tu n’attendais que l’appel de la route et le sourire de toutes les femmes
tristes comme Billie qui coursait de Chicago à New)york
plus rapide que les camions de la prohibition
plus explosive et tellement belle dans l’auréole de son sourire
que tu ne savais quoi dire Jack

[…]

mais je m'égare encore Jack
je m’éloigne de Lowell de Billie de Louis Armstrong
de Charlie Parker illuminant son saxophone jusqu’à l’épuisement de l’horreur
et de Coltrane mouran d’un trop grand amour
comme le Québec quelque part et comme nous tous
réduisant la marge qui nous sépare de nous-mêmes et l’océan qui nous éloigne de l’éternité
[…]

Vers la fin…
[…]
il n’y a que la démesure qui nous aille comme un gant
et nous sommes comme nous sommes
sans mesure et sans frontière comme le cosmos en expansion
la conscience en évolution jusqu’à elle-même
avec Teilhard en extase comme Cendras le jour de Pâques
chacun sillonnant le monde
auscultant le pouls de la terre la cadence du cœur
et la mesure de l’esprit qui est d’être sans mesure
[…]
nos rêves sont tellement étroits
nos projets ont tant de complaisance pour le malheur
à peine si nous osons lever les yeux

en ce temps-là Jack

le temps des derniers mots
le sommet nu de la dernière ivresse
l’espace infini du cri de la naissance
l’univers éternel qui flotte sur la contingence

nous sommes la contingence même
avec nos attentes portées jusqu’au dernier espace
après la dernière route

nous sommes cet éclatant soleil qui inonde l’univers et pourchasse l’éternité
mais personne n’ose se l’avouer
chacun se contente de ce qu’on attend de lui
chacun rêve de Billie mais personne ne se met en route pour la rencontrer
chacun l’attend en buvant de la bière pour se donner
de l’appérit fumant de l’herbe pour chasser les soucis qui naissent
comme si nous n’étions que des cafards traînant leur ennui dans les coins sombres
et non des dieux sur qui repose le sort du monde
[…]»

Je ne vous ai donné ici qu'un bref aperçu de la lettre-poème. Pour saisir la portée, l'ampleur et la profondeur de la lettre-poème, il est impérieux de la lire au complet.

Offrez-vous ou offrez ce livre: c'est un ravissement!

Pour terminer, écoutons Jack Kerouac jazzer un extrait de On the Road.


À bientôt! Portez-vous bien!

dimanche 4 avril 2010

Les Pâques à New York - Blaise Cendras. Poésie

Faut-il être croyant pour lire, ou écouter, «La Charlotte prie Notre-Dame»? Chaque Noël la ramène avec ses misères, partagées par bien des gens près de nous... Sa complainte adressée à la Vierge Marie incite à la compassion; elle ne gêne personne, à ce que je sache. Il en va de même pour «Les Pâques à New York» de Blaise Cendras. À mon avis, ce poème est le pendant de la Charlotte. Je vous invite à le lire avec les yeux du cœur... C'est un poème plein d'humanité, de compassion, et de vérité...

Tous ne sont pas heureux à Pâques. Il n'y a pas de trêve pour la misère humaine.


Les Pâques à New York

Seigneur, c'est aujourd'hui le jour de votre Nom,
J'ai lu dans un vieux livre la geste de votre Passion

Et votre angoisse et vos efforts et vos bonnes paroles
Qui pleurent dans un livre, doucement monotones.

Un moine d'un vieux temps me parle de votre mort.
Il traçait votre histoire avec des lettres d'or

Dans un missel, posé sur ses genoux,
Il travaillait pieusement en s'inspirant de Vous.

À l'abri de l'autel, assis dans sa robe blanche,
Il travaillait lentement du lundi au dimanche.

Les heures s'arrêtaient au seuil de son retrait.
Lui, s'oubliait, penché sur votre portrait.

À vêpres, quand les cloches psalmodiaient dans la tour,
Le bon frère ne savait si c'était son amour

Ou si c'était le Vôtre, Seigneur, ou votre Père
Qui battait à grands coups les portes du monastère.


Je suis comme ce bon moine, ce soir, je suis inquiet.
Dans la chambre à côté, un être triste et muet

Attend derrière la porte, attend que je l'appelle !
C'est Vous, c'est Dieu, c'est moi, - c'est l'Éternel.


Je ne Vous ai pas connu alors, - ni maintenant.
Je n'ai jamais prié quand j'étais un petit enfant.

Ce soir pourtant je pense à Vous avec effroi.
Mon âme est une veuve en deuil au pied de votre Croix ;

Mon âme est une veuve en noir, - c'est votre Mère
Sans larme et sans espoir, comme l'a peinte Carrière.

Je connais tous les Christs qui pensent dans les musées ;
Mais Vous marchez, Seigneur, ce soir à mes côtés.


Je descends à grands pas vers le bas de la ville,
Le dos voûté, le cœur ridé, l'esprit fébrile.

Votre flanc grand-ouvert est comme un grand soleil
Et vos mains tout autour palpitent d'étincelles.

Les vitres des maisons sont toutes pleines de sang
Et les femmes, derrière, sont comme des fleurs de sang,

D'étranges mauvaises fleurs flétries, des orchidées,
Calices renversés ouverts sous vos trois plaies.

Votre sang recueilli, elles ne l'ont jamais bu.
Elles ont du rouge aux lèvres et des dentelles au cul.

Les fleurs de la Passion sont blanches comme des cierges,
Ce sont les plus douces fleurs au Jardin de la Bonne Vierge.

C'est à cette heure-ci, c'est vers la neuvième heure,
Que votre tête, Seigneur, tomba sur votre Cœur.

Je suis assis au bord de l'océan
Et je me remémore un cantique allemand,

Où il est dit, avec des mots très doux, très simples, très purs,
La beauté de votre Face dans la torture.

Dans une église, à Sienne, dans un caveau,
J'ai vu la même Face, au mur, sous un rideau.

Et dans un ermitage, à Bourrié-Wladislasz,
Elle est bossuée d'or dans une châsse.

De troubles cabochons sont à la place des yeux
Et des paysans baisent à genoux Vos yeux.

Sur le mouchoir de Véronique Elle est empreinte
Et c'est pourquoi Sainte Véronique est votre sainte.

C'est la meilleure relique promenée par les champs,
Elle guérit tous les malades, tous les méchants.

Elle fait encore mille et mille autres miracles,
Mais je n'ai jamais assisté à ce spectacle.

Peut-être que la foi me manque, Seigneur, et la bonté
Pour voir ce rayonnement de votre Beauté.

Pourtant, Seigneur, j'ai fait un périlleux voyage
Pour contempler dans un béryl l'intaille de votre image.

Faites, Seigneur, que mon visage appuyé dans les mains
Y laisse tomber le masque d'angoisse qui m'étreint.

Faites, Seigneur, que mes deux mains appuyées sur ma bouche
N'y lèchent pas l'écume d'un désespoir farouche.

Je suis triste et malade. Peut-être à cause de Vous,
Peut-être à cause d'un autre. Peut-être à cause de Vous.


Seigneur, la foule des pauvres pour qui vous fîtes le Sacrifice
Est ici, parquée tassée, comme du bétail, dans les hospices.

D'immenses bateaux noirs viennent des horizons
Et les débarquent, pêle-mêle, sur les pontons.

Il y a des Italiens, des Grecs, des Espagnols,
Des Russes, des Bulgares, des Persans, des Mongols.

Ce sont des bêtes de cirque qui sautent les méridiens.
On leur jette un morceau de viande noire, comme à des chiens.

C'est leur bonheur à eux que cette sale pitance.
Seigneur, ayez pitié des peuples en souffrance.


Seigneur dans les ghettos grouille la tourbe des Juifs
Ils viennent de Pologne et sont tous fugitifs.

Je le sais bien, ils ont fait ton Procès ;
Mais je t'assure, ils ne sont pas tout à fait mauvais.

Ils sont dans des boutiques sous des lampes de cuivre,
Vendent des vieux habits, des armes et des livres.

Rembrandt aimait beaucoup les peindre dans leurs défroques.
Moi, j'ai, ce soir, marchandé un microscope.

Hélas! Seigneur, Vous ne serez plus là, après Pâques !
Seigneur, ayez pitié des Juifs dans les baraques.


Seigneur, les humbles femmes qui vous accompagnèrent à Golgotha
Se cachent. Au fond des bouges, sur d'immondes sofas,

Elles sont polluées de la misère des hommes.
Des chiens leur ont rongé les os, et dans le rhum

Elles cachent leur vice endurci qui s'écaille.
Seigneur, quand une de ces femmes me parle, je défaille.

Je voudrais être Vous pour aimer les prostituées.
Seigneur, ayez pitié des prostituées.


Seigneur, je suis dans le quartier des bons voleurs,
Des vagabonds, des va-nu-pieds, des recéleurs.

Je pense aux deux larrons qui étaient avec vous à la Potence,
Je sais que vous daignez sourire à leur malchance.

Seigneur, l'un voudrait une corde avec un nœud au bout,
Mais ça n'est pas gratis, la corde, ça coûte vingt sous.

Il raisonnait comme un philosophe, ce vieux bandit.
Je lui ai donné de l'opium pour qu'il aille plus vite en paradis.

Je pense aussi aux musiciens des rues,
Au violoniste aveugle, au manchot qui tourne l'orgue de Barbarie,

A la chanteuse au chapeau de paille avec des roses de papier;
Je sais que ce sont eux qui chantent durant l'éternité.

Seigneur, faites-leur l'aumône, autre que de la lueur des becs de gaz,
Seigneur, faites-leur l'aumône de gros sous ici-bas.


Seigneur, quand vous mourûtes, le rideau se fendit,
Ce qu'on vit derrière, personne ne l'a dit.

La rue est dans la nuit comme une déchirure
Pleine d'or et de sang, de feu et d'épluchures.

Ceux que vous avez chassés du temple avec votre fouet,
Flagellent les passants d'une poignée de méfaits.

L'Étoile qui disparut alors du tabernacle,
Brûle sur les murs dans la lumière crue des spectacles.

Seigneur, la Banque illuminée est comme un coffre-fort,
Où s'est coagulé le Sang de votre mort.


Les rues se font désertes et deviennent plus noires.
Je chancelle comme un homme ivre sur les trottoirs.

J'ai peur des grands pans d'ombre que les maisons projettent.
J'ai peur. Quelqu'un me suit. Je n'ose tourner la tête.

Un pas clopin-clopant saute de plus en plus près.
J'ai peur. J'ai le vertige. Et je m'arrête exprès.

Un effroyable drôle m'a jeté un regard
Aigu, puis a passé, mauvais, comme un poignard.

Seigneur, rien n'a changé depuis que vous n'êtes plus Roi.
Le Mal s'est fait une béquille de votre Croix.


Je descends les mauvaises marches d'un café
Et me voici, assis, devant un verre de thé.

Je suis chez des Chinois, qui comme avec le dos
Sourient, se penchent et sont polis comme des magots.

La boutique est petite, badigeonnée de rouge
Et de curieux chromos sont encadrés dans du bambou.

Hokusai a peint les cent aspects d'une montagne.
Que serait votre Face peinte par un Chinois ?...


Cette dernière idée, Seigneur, m'a d'abord fait sourire.
Je vous voyais en raccourci dans votre martyre.

Mais le peintre, pourtant, aurait peint votre tourment
Avec plus de cruauté que nos peintres d'Occident.

Des lames contournées auraient scié vos chairs,
Des pinces et des peignes auraient strié vos nerfs,

On vous aurait passé le col dans un carcan,
On vous aurait arraché les ongles et les dents,

D'immenses dragons noirs se seraient jetés sur Vous,
Et vous auraient soufflé des flammes dans le cou,

On vous aurait arraché la langue et les yeux,
On vous aurait empalé sur un pieu.

Ainsi, Seigneur, vous auriez souffert toute l'infamie,
Car il n'y a pas plus cruelle posture.

Ensuite, on vous aurait forjeté aux pourceaux
Qui vous auraient rongé le ventre et les boyaux.


Je suis seul à présent, les autres sont sortis,
Je suis étendu sur un banc contre le mur.

J'aurais voulu entrer, Seigneur, dans une église;
Mais il n'y a pas de cloches, Seigneur, dans cette ville.

Je pense aux cloches tues: - où sont les cloches anciennes?
Où sont les litanies et les douces antiennes?

Où sont les longs offices et où les beaux cantiques?
Où sont les liturgies et les musiques?

Où sont les fiers prélats, Seigneur, où tes nonnains?
Où l'aube blanche, l'amict des Saintes et des Saints?

La joie du Paradis se noie dans la poussière,
Les feux mystiques ne rutilent plus dans les verrières.


L'aube tarde à venir, et dans le bouge étroit
Des ombres crucifiées agonisent aux parois.

C'est comme un Golgotha de nuit dans un miroir
Que l'on voit trembloter en rouge sur du noir.

La fumée, sous la lampe, est comme un linge déteint
Qui tourne, entortillé, tout autour de vos reins.

Par au-dessus, la lampe pâle est suspendue,
Comme votre Tête, triste et morte et exsangue.

Des reflets insolites palpitent sur les vitres ...
J'ai peur, - et je suis triste, Seigneur, d'être si triste.

"Dic nobis, Maria, quid vidisti in via?"
- La lumière frissonne, humble dans le matin.
"Dic nobis, Maria, quid vidisti in via?"
- Des blancheurs éperdues palpitent comme des mains.

"Dic nobis, Maria, quid vidisti in via?"
- L'augure du printemps tressaillir dans mon sein.


Seigneur, l'aube a glissé froide comme un suaire
Et a mis tout à nu les gratte-ciel dans les airs.

Déjà un bruit immense retenti sur la ville.
Déjà les trains bondissent, grondent et défilent.

Les métropolitains roulent et tonnent sous terre.
Les ponts sont secoués par les chemins de fer.

La cité tremble. Des cris, du feu et des fumées,
Des sirènes à vapeur rauquent comme des huées.

Une foule enfiévrée par les sueurs de l'or
Se bouscule et s'engouffre dans de longs corridors.

Trouble, dans le fouillis empanaché de toits,
Le soleil, c'est votre Face souillée par les crachats.


Seigneur, je rentre fatigué, seul et très morne ...
Ma chambre est nue comme un tombeau ...

Seigneur, je suis tout seul et j'ai la fièvre ...
Mon lit est froid comme un cercueil ...

Seigneur, je ferme les yeux et je claque des dents ...
Je suis trop seul. J'ai froid. Je vous appelle ...

Cent mille toupies tournoient devant mes yeux ...
Non, cent mille femmes ... Non, cent mille violoncelles ...

Je pense, Seigneur, à mes heures malheureuses ...
Je pense, Seigneur, à mes heures en allées ...

Je ne pense plus à Vous. Je ne pense plus à Vous.

Blaise Cendras (1887-1961).
[Son vrai nom est Frédéric-Louis Sauser]

Note.
Publié en 1912 sous le titre de «Les Pâques aux Hommes nouveaux», le poème aura pour titre définitif «Les Pâques à New York» en 1919.

jeudi 21 janvier 2010

Critique - Résumé - Table des matières - Mon témoignage de Jan Karski - 2004

Comme convenu, en complément à mon billet paru sur Littéranaute «Mémoires de Jan Karski Vs Jan Karski de Yannick Haenel. Une polémique en vue», je vous donne à lire, en premier lieu, une critique éclairée de Stéphane Courtois, publiée en 2o05 sur arkheia-revue.org, portant sur le livre de Jan Karki «Mon témoignage devant le monde. Histoire d'un État secret», la réédition de 2004. Suivront la présentation du livre par les Éditions du Point de Mire, et la table des matières de cette même réédition. De quoi se faire une idée en attendant... Nous reviendrons sur ce matériau au moment de la parution du livre, en édition 2010.

D'ici là gardons à l'esprit ce vers de Paul Celan: «Nul ne témoigne pour le témoin»

Stéphane Courtois écrit:
«Le mois de janvier 2005 a été consacré, en France et dans le monde, à la commémoration du soixantième anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz. Radio, télévisions, journaux y ont consacré une place importante, et pourtant pratiquement pas un n’a évoqué le souvenir d’un homme qui fut le premier à porter témoignage, Jan Karski. Les éditions Point de mire ont eu l’excellente idée de republier ce livre, édité en 1948 en France et devenu introuvable, précédé d’une utile présentation et suivi de notes copieuses, préparées par Céline Gervais et Jean-Louis Panné.
Le témoignage de Jan Karski – de son vrai nom Jan Kozielewski – est celui d’un jeune lieutenant polonais happé par la Deuxième Guerre mondiale. Entraîné vers l’est par la débâcle polonaise de septembre 1939, Karski est d’abord fait prisonnier par l’Armée rouge qui, à la suite du pacte du 23 août 1939 entre Hitler et Staline – qualifié par antiphrase de «pacte de non agression» – a envahi la Pologne le 1er septembre 1939.

A peine évadé, il rejoint Varsovie et entre dans la résistance qui est déjà en train de créer un véritable «Etat secret«. En toute clandestinité, celui-ci va fonctionner comme un Etat, avec son gouvernement – ses ministères –, son armée, ses partis politiques qui organisent clandestinement la vie de toute la société et interdisent, dans la mesure du possible, toute collusion avec l’occupant nazi.
Dès la fin janvier 1940, Karski est envoyé en mission clandestine en France où réside le gouvernement polonais en exil et ou se reconstitue une armée polonaise. Rentré en Pologne en avril 1940, porteur d’instructions capitales, il est chargé d’une nouvelle mission en France fin mai. Moins chanceux cette fois-ci, Karski est arrêté par la Gestapo, mais parvient à détruire en partie les microfilms qu’il portait sur lui. Sauvagement torturé, il tente de se suicider et se retrouve sous bonne garde dans un hôpital d’où la Résistance le fait évader. Après un temps de convalescence, il reprend le combat au poste de responsable de la presse clandestine.

A l’automne 1942, la direction de la Résistance polonaise décide de l’envoyer à nouveau en mission clandestine à l’ouest, cette fois-ci en Angleterre. Mais, avant son départ, il est chargé de rencontrer deux des principaux responsables de la communauté juive, un sioniste et un dirigeant du Bund, le parti socialiste juif. Ceux-ci, lors d’une terrible séance, lui révèlent le sort qui est réservé en secret depuis des semaines aux Juifs transférés dans les premiers camps d’extermination, dont près de 300 000 Juifs du ghetto de Varsovie.
Deux jours plus tard, guidé par le leader du Bund, Karski pénètre clandestinement dans le ghetto, ce qui était formellement interdit et passible de la peine de mort. Violemment secoué par ce qu’il a vu pendant des heures, il décide néanmoins de retourner dans le ghetto, quelques jours plus tard, afin de mieux s’imprégner de la terrible tragédie qui s’y déroule quotidiennement.

De plus en plus sensibilisé, Karski accepte, la semaine suivante, de pénétrer dans un camp appartenant au processus d’extermination, le camp d’Izbica Lubelska, où les Juifs sont regroupés en provenance de différents ghettos et dépouillés de leurs maigres biens. Une minorité d’entre eux sont assassinés sur place tandis que la majorité est réexpédiée en train au camp de Belzec, l’un des cinq camps d’extermination majeurs – avec Chelmno, Sobibor, Treblinka et Auschwitz-Birkenau. Revêtu de l’uniforme d’un garde ukrainien qui a été soudoyé, Jan Karski passe une journée entière dans le camp et assiste au «chargement» des Juifs dans un train de 46 wagons. Il restera terriblement choqué par la vision dantesque de cette journée.

Ayant réussi – via Berlin, Bruxelles, Paris et Barcelone – à rejoindre Londres, il fait son rapport au premier ministre du gouvernement en exil, le général Sikorski, au président de la république, Wladislaw Raczkiewicz, et au ministre britannique des Affaires étrangères, Antony Eden. Il rencontre une foule de responsables politiques. Le 2 décembre 1942, il reçoit Szmuel Zygielbojm, le leader du Bund réfugié à Londres et membre du Conseil national polonais, à qui il rend exactement compte du sort réservé aux Juifs par les nazis en Pologne. Le 12 mai 1943, alors que l’insurrection du ghetto de Varsovie sera en voie de succomber à la terreur nazie, Zygielbojm se suicidera, laissant un message où il reproche aux gouvernements alliés de ne rien avoir entrepris de concret pour sauver les Juifs.

Enfin, en juillet 1943, Karski est envoyé aux Etats-Unis par le gouvernement polonais de Londres et a le privilège, le 28 juillet, d’être reçu pendant une heure un quart par le président Franklin Roosevelt à qui il livre un rapport sur la résistance polonaise en général et à qui il détaille, en tant que témoin oculaire, le sort des Juifs. On l’aura compris à ce rapide aperçu sur un livre d’une grande richesse, le témoignage de Jan Karski, soixante ans après, demeure une référence fondamentale pour quiconque s’interroge sur la puissance du Mal dans l’Histoire et sur courage que certains hommes ont déployé pour le combattre.» [C'est moi qui souligne le passage].

On ne saurait mieux dire, je schématise:
La puissance du Mal dans l’Histoire. Le courage des hommes pour le combattre.

Source de l'article: http://www.arkheia-revue.org/Mon-temoignage-devant-le-monde-de.html?artsuite=0#gros_titre
Le livre: «Mon témoignage devant le monde de Jan Karski, Histoire d’un Etat secret», Editions du Point de Mire, 2004, 640 p.

Il est à noter que le livre contient une présentation et des notes de Céline Gervais et Jean-Louis Panné, indispensables à la compréhension du texte.

(( ))

Voici, maintenant, les textes puisés chez les Éditions Point de Mire, 2004.

La quatrième de couverture
«Courrier de l'Armia Krajowa (L'Armée de l'Intérieur) de la résistance polonaise, Jan Karski (1914-2000) risque sa vie pour transmettre en novembre 1942 au gouvernement polonais en exil à Londres dirigé par le général Sikorski et aux organisations juives les informations les plus fiables sur l'extermination des Juifs sur le territoire de la Pologne occupée par les nazis. Ce Juste parmi les Nations plaide auprès des plus hautes autorités britanniques et américaines - il rencontre Franklin D. Roosevelt - en faveur d'une action destinée à arrêter la Shoah. En vain. Son "Témoignage devant le monde ", publié aux États-Unis à l'automne 1944, constitue également un passionnant récit de la vie des clandestins de la résistance nationale polonaise. Jan Karski décrit les caractères originaux de cette résistance tant civile que militaire, structurée en un véritable " État clandestin "avec son Parlement qui élabora un programme démocratique pour une Pologne indépendante. Cette nouvelle édition révisée du livre de Jan Karski rend hommage à cet "homme qui tenta d'arrêter l'Holocauste".»


Table des matières -qui donne une bonne idée du contenu du livre
* Tombeau pour Jan Karski
* Avertissement
* La défaite
* Prisonnier en Russie
* Echange et évasion
* La Pologne dévastée
* Le commencement
* Transformation
* Initiation
* Borzecki
* Lwów
* Mission en France
* L'Etat clandestin
* La chute
* Torturé par la Gestapo
* A l'hôpital
* Mon sauvetage
* "L'agronome"
* Dwór, convalescence et propagande
* Sentence et exécution
* L'État secret (II) – structures
* Cracovie - l'appartement de Madame L
* Une mission à Lublin
* La guerre de l'ombre
* La presse clandestine
* L'"appareil" du conspirateur
* Femmes agents de liaison
* Un mariage par procuration
* L'école clandestine
* Une séance du parlement clandestin
* Le ghetto
* Dernière étape
* Retour " Unter den Linden "
* Vers Londres
* Mon témoignage devant le monde

À méditer
La puissance du Mal dans l’Histoire. Le courage des hommes pour le combattre.

[Stéphane Courtois]
Bonne lecture!

vendredi 4 décembre 2009

Démocrite dans sa cabane / Extraits - Le Recours aux forêts - Michel Onfray

Tel Démocrite dans sa cabane, Michel Onfray s'est replié dans dans son jardin de l'Orne. «Il y veille, dit Jérôme Garcin, à la bonne santé de ses fleurs et sur un être très cher en mauvaise santé.» Avant de présenter des extraits de «Le Recours aux forêts», disons un mot sur le sens de ce titre du livre afin de mieux saisir la portée du propos. Le dernier livre de Michel Onfray s'inspire d'une lointaine tradition islandaise aussi bien que de la pensée de Démocrite. Michel Onfray, qui descend de lointains Onfroi danois et conquérants, écrit:

Côté pile, Le Recours aux forêts renvoie à l’Islande et à une tradition juridique médiévale... Côté face, il s’enracine dans la terre normande du jardin de ma maison, dans mon village natal, celui de ma famille enracinée dans cet humus depuis dix siècles. Parfum de terre généalogique non loin du cercle polaire et odeur de glèbe génésique dont je viens et vers laquelle je me dirige pour m’y fondre un jour avant dispersion dans le cosmos bruissant de poussières mortes. Mélange de fragrances telluriques à l’intersection d’un lignage et d’un destin, au croisement d’un nom propre, je suis cette promesse de poussières mortes.

Dans un texte personnel, bien senti, en harmonie avec sa vie, Michel Onfray évoque «Le recours aux forêts» et «La tentation de Démocrite» dans un magnifique texte en vers libres, écrit pour être dit (au théâtre), mais également pour être lu, par vous et par moi.
Un texte fort où chaque mot vaut son pesant d'or.
Un texte qui résonne au creux de l'oreille.
Un texte en résonance avec le monde d'avant-hier, d'hier, et d'aujourd'hui.

Un texte qui vous touchera... il ne peut laisser personne indifférent. Lisez-le jusqu'au bout... et vous verrez. Notons que les extraits sont une gracieuseté des Éditions Galilée, qu'il faut remercier pour leur générosité*.


Extraits. «Le Recours aux forêts», de Michel Onfray

La mort sent une odeur fade,
Je sens cette odeur fade.
C’est l’heure du recours aux forêts…

J’ai vécu assez pour en savoir assez.
Aux deux tiers de sa vie si l’on ne sait pas
ce que contient le dernier tiers
C’est qu’on n’a rien appris,
Donc qu’on n’apprendra jamais,
Donc qu’on n’apprendra plus.

Je sais les hommes,
Assez même pour pouvoir dire : j’en sais
assez pour haïr les hommes.
Mais je ne parviens pas à haïr.
Trop d’énergie perdue,
Trop d’énergie gâchée.
Pas assez de haine au ventre,
Pas de haine du tout, même.

Je pourrais pleurer comme Héraclite,
Mais je veux réserver les larmes pour ce qui
le mérite.
La folie des hommes ne mérite pas qu’on
pleure.
La mort de ceux qu’on aime, voilà les seules
justifications des larmes.

Je veux bien plutôt rire comme Démocrite
de la folie des hommes
Comme lui, rire
Comme lui, vivre au fond d’une cabane
dans un jardin
Tourner le dos aux hommes,
Sans amertume,
Sans fâcherie,
Sans colère,
Sans haine, bien sûr,
Sans acrimonie,
Sans bile noire.
Je veux simplement en fi nir avec le commerce
de la folie
De la sottise
De la bêtise
De la noirceur des hommes
De leur méchanceté.

Je veux passer le restant de mes jours en
ma compagnie.
seule vraie compagnie:
Celle de soi…
J’ai vu le monde
Sous toutes les latitudes.
C’est une même folie:
Passions de guerre
Et charniers d’épidémies
Brasiers d’incendies
Vols, meurtres et massacres.
Rouge ou séché : du sang partout
Depuis toujours,
Des épées, des lames, du poison, des couteaux
affilés, des dagues
Des cordes pour les potences
Du chanvre pour tous les liens de toutes
les cordes
Des clous pour supplicier.

Avant-hier,
Des crucifiés sur une voie romaine
Des dépecés de la Saint-Barthélemy
Des couteaux chrétiens pour égorger des
cous chrétiens.

Hier,
Des gazés dans des usines à mort polonaises
Des décapités dans les forêts africaines
Des carotides tranchées pour le marxisme
Des fours crématoires pour le nazisme
Des famines pour le communisme
Des viols et des garrots pour le fascisme.

Aujourd’hui,
Des pendus et des lapidés pour le Coran
Des balles ajustées dans la tête pour le
Talmud
On n’écorche plus pour la Bible
Parce qu’on n’en a plus les moyens
Sinon, on écorcherait ce jour comme on a
écorché mille ans…

La bête tue pour manger
Repue, elle ne tue plus
Les hommes ne sont jamais repus
Ils tuent sans relâche
Ils inventent des machines à tuer
Ils raffinent.
Le chien vaut mieux que l’homme…
Diogène avait raison.

Les comètes passent
Les astres tournent
Le cosmos tremble
Les planètes dansent
Mais c’est toujours un même long et interminable
cri.
Les solstices et les équinoxes se remplacent
Mais nul repos, nul répit pour la mort que
les hommes infligent aux hommes.
L’univers baigne dans le sang.
L’éternel retour des hommes
C’est l’éternel retour du mal…

J’ai vu les puissants
Sans jamais manger à leur table.
Ici les riches se gobergent
Là les pauvres meurent de faim
Ici les palais, là les taudis
Ceci expliquant cela.
L’or brille ici, la crasse pue là
Le diamant scintille ici, la tourbe fermente

L’argent triomphe ici, la faim tue là
L’un meurt de trop manger
L’autre meurt faute d’avoir mangé
L’un creuse sa tombe avec ses dents
L’autre vit chaque jour dans un tombeau.
Les puissants volent
Les misérables laissent faire les puissants.

J’ai vu des innocents, des inconscients
Qui, devant leur tombe, au cimetière
Continuent à se mentir à eux-mêmes
Ils jouent avec des osselets
Ils se divertissent d’un rien
Ils se passionnent pour des jeux d’enfants
Ils veulent des honneurs
Ils veulent de l’argent
Ils veulent des richesses
Rien d’autre ne les intéresse.
Ils veulent des décorations
Ils tueraient père et mère pour un ruban
Ils trahiraient l’humanité pour un hochet
Ils vendraient leur âme pour un colifichet.
Vanités et sottises
Friponnerie et filouterie
Un peu de gloire
Une âme damnée pour obtenir la faveur de
leurs contemporains.

Tous nos gouvernants sont des Caligula.
Je n’en ai vu aucun se souciant de ses sujets
De son peuple
Tous trahissent leurs promesses
Tous promettent la lune
Tous se renient
Tous ont tué, tuent ou tueront pour asseoir
leur pouvoir ridicule.
Après avoir tout fait pour parvenir au
trône
Ils font tout pour y rester
Cabinets secrets
Éminences grises
Milices de l’ombre
Tueurs à gages
Cadavres dans le placard
Pendus dans l’arrière-chambre
Égorgés dans les caves
Le prince n’a pas assez de deux mains pour
étouffer…

J’ai vu des philosophes
De loin
Sans jamais partager leurs tables
Car les philosophes me font rire plus encore
que les autres
Mon maître, Lucien de Samosate, a déjà
tout dit
La plupart donnent des leçons
Se voulant maîtres des autres sans être maîtres
d’eux-mêmes !
Rire de tous ceux-là…
Rire avec les rieurs
Rire et rire encore de ce banquet misérable
de philosophes ridicules…

J’ai vu des gens de Dieu
Plutôt gens de diable…
Des vendeurs de ciel se roulant dans les
bouges
Des cardinaux fascistes
Un pape laissant déporter les Juifs sous ses
fenêtres
Des ayatollahs donnant l’ordre de pendre
les femmes adultères
D’arracher la langue des menteurs
De couper la main des voleurs
De vitrioler le visage des femmes dévoilées
D’effacer leur maquillage au papier de verre
Des imams interdire le cerf-volant aux
enfants
Se réjouir de l’égorgement d’un journaliste
juif
Danser sur les ruines de Manhattan
Condamner à mort celui qui dit la vérité
Appeler à lyncher l’écrivain libre
Lancer une fatwa contre qui dit l’intolérance
de l’intolérant…
__
* Psitt! Sous-jacent aux remerciements, un texte «subliminal» s'adresse aux éditeurs... disons radins, et pas trop futés.

samedi 7 novembre 2009

Paradis, clef en main -Nelly Arcan

«Paradis, clef en main», de Nelly Arcan (2009). Alertée par la note, «En bref - Extrait du dernier roman de Nelly Arcan» (Le Devoir, 15 octobre 2009), je me suis empressée de lire l'extrait, sur mon écran, de «Paradis, clef en main» publié aux éditions «Coups de tête». Imprimé, relu, annoté dans le but de le commenter... j'ai déposé l'extrait dans un tiroir. Je n'étais pas prête. Le trop-plein d'émotion, le trop-près du drame sont de mauvais conseillers, ils risquent de biaiser l'analyse d'un texte, à ce que je pense. Tout roman est fiction, il faut donc lire le roman «Paradis, clef en main» sous cet angle.

«Paradis, clef en main» est une compagnie (cie). Sa mission -pour reprendre le jargon organisationnel- est d'organiser le suicide de ses clients. N'est pas client qui veut! N'est pas client qui paie! Tout de même! La cie impose une condition sine qua non: que le désir de mourir soit incurable. Autrement dit: que la vie soit devenue une maladie incurable. Bien organisée, la cie possède un comité de sélection qui fait passer au client potentiel des tests, des épreuves: un rituel courant, quoi! «Business as usal»... Sélectionné, le client choisit son forfait, et "Paradis" s'occupe de tout, pour vous. La cie possède de l'expertise technique, le «know how», résultat... garanti.
  • «Cette compagnie pro-choix intouchable, parce que impeccablement organisée, qui vous monte de toutes pièces une mort réfléchie, choisie et payée par volonté, affirment-ils, de vous conserver intacte une dignité dans la détestation de vous même, dans la violence du dernier souffle arraché, tout ça de manière sécuritaire, efficace et hygiénique, je l'ai vue de trop près pour l'oublier.»
  • «Monsieur Paradis est le père incontesté de la compagnie, le fondateur de l'usine à morts volontaires qu'est Paradis, clef en main. [...] Son audace (c'est le premier à offrir de tels... services) lui est venue après que son fils, suicidaire depuis l'enfance ... s'est tué de manière si sanglante que sa mort ne pouvait être un message qui lui était adressé.»
On voit que la narratrice n'achète pas argent comptant tout ce que dit ou fait Monsieur Paradis. Au contraire, elle lui «organise le portrait*», car elle bien compris de quoi il en retournait. Non pas pour se venger de «s'être faite organisée*», mais parce qu'elle est lucide et informée. Une femme intelligente au franc-parler.

Antoinette Beauchamp
est la narratrice du roman, celle que la technique, supposément, bien rodée de «Paradis, clef en main» a ratée et rendue paraplégique, il y deux ans. «Une erreur inexpliquée» dit-elle laconiquement. Antoinette avait choisi la guillotine, d'où le lien -on le comprend- avec la belle reine Marie-Antoinette. Sa mère réduira son nom en Toinette, et sa fille paraplégique en toilette (les toilettes), tant elle méprise ce corps abîmé, à demi mort.

Trois belles femmes: la reine de France, Antoinette et sa mère à qui elle ressemble comme deux gouttes d'eau. «Je reconnais mon visage en le sien, mes cheveux en les siens, mes épaules, mes seins inexistants
  • Je reconnais mes jambes perdues en celles que ma mère porte encore et actionne comme si je n'étais pas paraplégique.
  • La peau de son visage éclairée par le soleil est lisse et sans rides malgré ses cinquante-huit ans. La dernière technique de sablage sans temps de récupération donne des résultats impeccables, elle est accessible à tous ceux qui en ont les moyens.
  • Ma mère a les moyens de tout, à commencer par la jeunesse éternelle de l'épiderme.
Chevelure abondante brun foncé, sans un cheveu blanc (grâce à Dragonax), les yeux verts, portant des talons hauts, la mère d'Antoinette a fondé «une compagnie de cosmétiques vendus partout dans le monde appelée Face The Truth.» De là, Antoinette dénonce, sans forcer, l'industrie de la beauté qui façonne le corps de femmes pour le rendre conforme aux desiderata des autres, tout comme le regard implacable sur le corps de la femme, de la femme devenue objet.
La belle et jeune femme méprise son corps dont elle est prisonnière. Elle veut l'avilir ce corps (excréments, vomissures), elle veut «se» vomir, elle veut vomir sa mère. Des images fortes qui expriment le total rejet de soi, et l'effet miroir mère-fille. Et une relation mère-fille houleuse, faite de haine et d'amour, exprimée en terme de gémellité**.
  • Ma mère et moi, on forme un couple de siamoises. Les couples qui se disputent se disputent selon un schéma de pas de danse qu'ils respectent au pied de la lettre sans le savoir.
  • Avec ma mère, c'est ainsi. On forme un couple comme un tronc bicéphale à sens unique: le sien, à elle. L'absence de réciprocité a toujours été notre lien le plus fort.
  • Ma mère, je ne peux pas l'aimer. Ce n'est pas contre elle. Ce n'est pas une manière d'enfant gâtée de tester son endurance comme celle de Job.
  • Ma mère, je ne peux pas la haïr non plus. C'est ça le pire. Se battre contre, c'est japper à contre-courant, c'est ouvrir grand la gueule sur sa propre gueule mordue et grande ouverte.
Pourtant, Antoinette ne va pas sombrer. Elle va se tourner vers la vie. Elle va tourner son regard vers l'avenir. Dans les jours sombres qu'elle traverse péniblement, la vie finira par se faufiler. Un évènement survient qui changera le cours des choses.
Tel un phénix, Antoinette renaîtra de ses cendres.
Ce roman d'ombre et de lumière où la lucidité s'inscrit en filigrane est traversé d'observations fines, d'ironie et de pointes acérées. Il pétille d'intelligence et de culture -Antoinette est sûrement une grande lectrice. Il évite le piège du prêchi-prêcha dans lequel le roman aurait pu tomber par moments.
L'écriture est belle. Les mots résonnent sans concessions. Un chat est un chat; on appelle un chat, un chat. Les phrases, courtes ou longues, épousent le texte et lui donne un rythme. Fait rare dans un roman, les rouages d'une compagnie commerciale sont utilisés à bon escient.

Conseil de lecture
Je n'hésite pas à vous recommander ce livre.
[] Pour son
écriture maîtrisée, pareille à nulle autre. Un bon roman se remarque, d'abord et avant tout, à son écriture. Un chant particulier s'élève des pages de ce roman. Une belle écriture.
[] Pour son sujet traité d'une façon originale, unique. L'ex-suicidée raconte sa vie en 3 étapes qu'elle entremêlent: avant l'achat de son forfait chez «Paradis, clef en main; le dit forfait et la livraison du «produit défectueux» avec mention «ne peut être échangé»; et sa deuxième vie, sa re-naisssance. Ce n'est pas banal.
[] Pour son emploi du «je». Il ne suffit pas de raconter au «je», sous-entendant «je suis à nul autre pareil». La nature humaine... c'est la nature humaine, elle appartient au règne animal. Rien à faire. C'est comme ça. Il est impérieux que ce «je» de la narration veuille, subtilement, dire «nous». «Je, c'est nous, les humains». Relisez l'entame du roman: elle est re-mar-qua-ble. «On a tous déjà pensé se tuer... Ça vient, ça prend à la gorge, et ça passe. Dans le meilleur des cas.» Et puis, un enchaînement: «Il y a des gens pour lesquels ces pensées ne passent pas. Elles coincent dans l'embrayage...» Plus loin: «Des gens comme moi.» On a tous... vous et moi!

«Aux romanciers bien nés, la valeur n'attend pas le nombre de romans!»
Pierre Corneille, pour Livranaute.
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Psitt! Sur mon blogue siamois, Littéranaute, je signale des articles à lire, et donne le lien où trouver un long extrait du roman.
* Au Québec, signifie lui régler son compte avec ou sans coups de poings. La plupart du temps, des coups de gueule suffisent. Se faire organiser signifie se faire rouler, être dupé.
** Je vous réfère au livre «Le mystère des jumeaux», de Marie Noëlle Imbert et Nils Tavernier dont j'ai parlé sur Littéranaute , dans mon billet du 15 septembre 2009. Il est ici, car il existe n'en déplaise à Blogger.

vendredi 23 octobre 2009

Le Grand Jack - Jack Kerouc - On the Road

«Le Grand Jack» - Jack Kerouc - «On the Road». Nous venons de quitter «Survenant», ce «Grand-dieu-des-routes», précurseur de Jack Kerouac, et voilà que l'actualité nous ramène à Jack Kerouac. Pour mon plus grand bonheur et le vôtre, fidèles lectrices et lecteurs. À l'attention de mes amis Français, j'explique ce que signifie l'expression «un grand jack». On désigne ainsi, au Québec, un homme qui est grand, très grand (relativement à la moyenne...), c'est un grand jack! Le titre «Le Grand Jack» se rapportant à Jack Kerouac, joue sur les deux sens du mot, soit un homme grand et un grand homme, un grand écrivain. Voilà un titre subtil, à mon goût. Vous pensez que je me vante? Pas du tout...
«Le Grand Jack» est le titre d'un docufiction sur Jack Kerouac, réalisé par l'ONF (Office National du Film).

Comme dans les questionnaires -oui, on le aime, ces petites bêtes- cochez A pour lire l'introduction publiée sur Littéranaute aujourd'hui même, je la reprends ici ou cochez B, vous pour visionner le docufiction. Cochez C -qui n'apparaît ni au recto ni au verso - méchantes petites bêtes, va!- pour lire (ou relire) le texte d'introduction et voir la vidéo -terme qui n'apparaît ni au recto ni au verso -méchantes bêtes, va!

A. «Le Grand Jack»
Il y a 40 ans, la mort emportait Jack Kerouac sur la route céleste de l'éternité: c'était le 21 octobre 1969. Il y avait longtemps que Jack Kerouac avait quitté la route terrestre, qu'il avait mis un point final à «On the Road». Ce livre qui a marqué toute une génération, nommée la «Beat Generation», et poursuivi sa route jusqu'à nous. Jack Kerouac nous a légué une œuvre à nul autre pareille, intemporelle. Une œuvre insensible au temps... aujourd'hui comme hier, et hier comme demain. Un héritage! Avec un bilan positif! C'est à nous de mettre la main dessus -et un œil ou deux...

Pour célébrer ce quarantième anniversaire, l'ONF (Office National du Film) présente un docufiction qui entremêle des archives, des photos, des entrevues et des reconstitutions d'époque dans le but de «décortiquer le mythe du héros», dixit le résumé, si tant est qu'on puisse éplucher un mythe... doublé d'un héros...

Ce docufiction entremêle, à l'aide d'images, la vie de Jack Kerouac et «On the Road», et en donne une vision juste et éclairante, poétique et rythmée. Le texte et la narration, d'Herménégilde Chiasson, sont à la hauteur. Il ne «décortique rien», et c'est heureux et... comme dirais-je, logique... plein de bon sens...

C'est, à ma connaissance, et de loin, le meilleur documentaire. Je le trouve excellent. D'autant plus, que l'on a retenu que de brèves séquences de l'entrevue (minable) Jack Kerouac avec Fernand Seguin, dans le cadre du «Sel de la semaine», où jamais sel de la sagesse ne fut plus rare.*

Ce docufiction saura vous captiver, vous émouvoir, vous projeter dans le monde de Jack Kerouac. Regardez-le avec les yeux du cœur..

B. Le Grand Jack, Herménégilde Chiasson, une réalisation de l'ONF

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* Voir mon billet du 10 juillet 2009. Il est ici, je viens de le voir, il existe... Cliquez ici.